Faut-il confier le contrôle de constitutionnalité des lois au Conseil d’État ?
Cette étude entend démontrer que les défauts de la justice constitutionnelle en France ne résultent pas seulement d’une question de procédure qui pourrait être résolue en transférant tout ou partie du contrôle de constitutionnalité aux juridictions suprêmes, et en particulier au Conseil d’État. En effet, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État obéissent à une même logique de composition, d’un côté le législateur-juge et de l’autre l’administrateur-juge, conduisant à confier l’appréciation de la validité de la loi ou des règlements à ceux qui ont l’expérience de l’élaboration de telles normes. Cela entraîne une conception utilitariste du droit, peu adaptée à la protection des libertés. Le droit est alors perçu non comme un cadre dont certains aspects sont nécessairement invariables, mais une simple donnée susceptible d’accommodements selon les nécessités du moment. L’expérience passée du Conseil d’État peut même inciter à penser qu’il ferait régresser le contrôle de constitutionnalité tant il est rétif à raisonner en s’appuyant sur le droit constitutionnel et frileux à écarter une loi contraire à des normes supérieures.
This study demonstrates that the issue with the constitutional justice in France is not simply a question of procedure, which could be resolved by transferring all or part of the constitutional review to the supreme courts, and in particular to the French Council of State. The French Constitutional Council and the Council of State follow the same logic in their composition, with the legislator-judge on one side and the administrator-judge on the other, whose purpose is to entrust the assessment of the validity of laws and regulations to those with experience in drafting such norms. This leads to a utilitarian conception of the law, ill-suited to the protection of freedoms.
The Constitution is perceived not as a framework, certain aspects of which are necessarily invariable, but as a simple data susceptible to accommodation according to the needs of the moment. The past experience of the Council of State may even lead us to believe that it would be a step backwards in judicial review, given its reluctance to reason on the basis of constitutional law, and its reluctance to set aside a law that is contrary to higher norms.
Entreprendre une étude sur l’opportunité de confier au Conseil d’État le contrôle de constitutionnalité des lois pourrait relever d’une gageure tant le sujet semble aujourd’hui éculé. Depuis plus d’un siècle, et au moins les célèbres arrêts Arrighi et Coudert, la doctrine comme les membres du Conseil d’État n’ont cessé de prendre la plume pour contester ou au contraire justifier le refus persistant de la juridiction administrative suprême de s’engager dans un contrôle de constitutionnalité des lois par voie d’exception.
Avant 1946, l’intérêt d’un contrôle de constitutionnalité exercé par le Conseil d’État apparaissait évident pour une grande partie de la doctrine dès lors qu’il n’existait pas en France d’autorité expressément habilitée à exercer un contrôle de constitutionnalité des lois et donc à garantir l’effectivité de la Constitution. Ainsi, l’exercice par le juge administratif d’un tel contrôle par voie d’exception devait nécessairement constituer un progrès de l’État de droit en ce qu’il aurait conduit à soumettre le législateur au respect de la Constitution. Pour d’autres, le contrôle de constitutionnalité aurait été de peu d’utilité dans la mesure où la Déclaration de 1789 n’avait aucune portée normative et les lois constitutionnelles de 1875 ne comportaient aucun droit ou liberté : le juge administratif se serait alors limité à faire respecter des règles de compétence et de procédure. L’introduction de la Constitution du 27 octobre 1946 n’a pas constitué une bascule favorable au contrôle de la loi par le juge administratif ; au contraire, la création du Comité constitutionnel et son incompétence pour statuer au regard du Préambule ont constitué des arguments pour le Conseil d’État afin de ne pas exercer un contrôle sur la loi. Du reste, même si la juridiction administrative suprême s’était reconnu la compétence de contrôler la constitutionnalité de la loi, celui-ci aurait en tout état de cause présenté un intérêt limité car le Conseil d’État n’aurait probablement pas reconnu une portée normative aux dispositions du Préambule.
Avec l’introduction du contrôle de constitutionnalité a priori par la Constitution du 4 octobre 1958, l’idée s’est imposé qu’un contrôle du Conseil d’État serait non seulement impossible, mais inutile compte tenu de la compétence du Conseil constitutionnel. Sous l’influence de certains auteurs comme Louis Favoreu ou Georges Vedel, une partie de la doctrine constitutionnaliste attribuait au contrôle de constitutionnalité a priori du Conseil constitutionnel des qualités supérieures à tout autre contrôle. L’« école aixoise » du droit constitutionnel, en particulier, a pu défendre la thèse selon laquelle le constituant français aurait fait le choix du « modèle européen » de contrôle de constitutionnalité qui impliquerait une compétence exclusive de la juridiction constitutionnelle en matière de constitutionnalité de la loi. Ainsi, non seulement confier au Conseil d’État le contrôle de constitutionnalité ne présenterait aucun intérêt compte tenu de l’efficacité du contrôle a priori, mais cela serait contraire au « modèle » de justice constitutionnelle français. Cela avait par exemple conduit Louis Favoreu à défendre le monopole interprétatif du Conseil constitutionnel sur la Constitution et à contester la faculté pour le Conseil d’État de découvrir des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Derrière cette thèse monopolistique se cache en réalité une ambition disciplinaire : identifier un droit constitutionnel jurisprudentiel autonome du droit administratif, civil ou pénal, mais qui soit aussi matriciel en ce qu’il conduirait à une constitutionnalisation des branches du droit. En dépit de faiblesses bien connues, cette thèse du monopole du Conseil constitutionnel en matière de contrôle et d’interprétation de la Constitution a longtemps semblé dominante au sein de la doctrine spécialisée et a éclipsé toute réflexion sur la manière dont le Conseil d’État serait susceptible d’exercer un contrôle de constitutionnalité des lois.
La juridiction administrative suprême elle-même considère qu’en confiant le contrôle de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, le constituant a entendu exclure la compétence de tout autre organe en la matière. Si un tel argument présente des fragilités juridiques, il a tout de même acquis une certaine force lorsque des révisions constitutionnelles visant à créer un contrôle de constitutionnalité a posteriori ont échoué en 1990 et 1993, soulignant les réserves du pouvoir de révision en la matière. Un tel contrôle n’a finalement été accepté en 2008 que moyennant des compromis qui ont conduit à la procédure particulièrement encadrée qu’est la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Ces trois évènements ont montré les résistances politiques à l’introduction du contrôle a posteriori. Dès lors, si le Conseil d’État n’a jamais eu l’audace de se reconnaître la compétence de contrôler la constitutionnalité des lois avant 1990, on voit mal comment il l’aurait aujourd’hui face aux réticences évidentes du pouvoir de révision de confier un tel contrôle au Conseil constitutionnel sur renvoi des juridictions ordinaires.
Plus généralement, depuis l’introduction de la QPC, questionner le fait de confier à la juridiction administrative suprême le contrôle de constitutionnalité pourrait apparaître dépassé. Le Conseil d’État exerce en effet déjà une forme de contrôle de constitutionnalité en sa qualité de juge du filtre dès lors que déterminer qu’une QPC ne présente pas un caractère sérieux implique, a minima, de confronter une disposition législative aux droits et libertés constitutionnels invoqués par le requérant. Il assure d’ailleurs cette fonction avec une certaine rigueur dans la mesure où, en 2023 et 2024, il a renvoyé respectivement moins de 14,7 % et 23 % des QPC examinées au Conseil constitutionnel. Il ne fait donc guère de doute que la juridiction administrative suprême exerce, au moins partiellement, un rôle de juge constitutionnel qui a pu être qualifié de « négatif ». Ainsi, les termes du débat semblent aujourd’hui largement connus et la QPC l’aurait définitivement clos.
Pourtant, il nous semble que la question d’attribuer à la juridiction administrative suprême le contrôle de constitutionnalité des lois est loin d’avoir perdu tout intérêt. D’abord, la QPC n’a pas eu pour effet de confier un plein contrôle de constitutionnalité au Conseil d’État. Il n’existe pas seulement une différence de degré entre l’office du juge a quo et celle du Conseil constitutionnel, mais bien une différence de nature. Le Conseil constitutionnel est amené non seulement à exercer un contrôle bien plus approfondi de la constitutionnalité de la disposition législative que le juge du filtre, mais il est le seul à pouvoir relever d’office tout autre grief d’inconstitutionnalité et à avoir la faculté de formuler, notamment, une réserve d’interprétation ou une déclaration d’inconstitutionnalité revêtue de l’autorité absolue de chose jugée sur le fondement de l’article 62 de la Constitution. Il faut remarquer à cet égard que le rejet d’une QPC par l’une des juridictions suprêmes n’est pas assimilable à une déclaration de conformité du Conseil constitutionnel. Outre le fait que le rejet peut être fondé sur des considérations de procédure, il n’interdit pas que la disposition législative en cause soit renvoyée ultérieurement au Conseil constitutionnel. Or, si l’expression « contrôle de constitutionnalité des lois » est rarement définie par les auteurs, et a donc un contenu fluctuant, le sens même de la notion de « contrôle » implique la faculté d’un organe de censurer ou d’écarter la loi inconstitutionnelle. À ce titre, la QPC n’a fait du Conseil d’État qu’un juge très partiel de la constitutionnalité des lois. Il faut rappeler à cet égard que la jurisprudence Arrighi est toujours bien vivante, la juridiction administrative suprême refusant d’examiner tout grief excipé de l’inconstitutionnalité de la loi qui ne soit pas invoqué dans le cadre d’une QPC.
En outre, la QPC est aujourd’hui un mécanisme moribond. Pour s’en convaincre, on rappellera qu’en 2024, 542 QPC ont été soulevées devant les tribunaux administratifs dont uniquement 22 ont été transmises, 135 devant les cours administratives d’appel dont seulement 10 ont été transmises, et 160 directement devant le Conseil d’État. Dans l’ensemble, les QPC soulevées concernent à peine 0,26 % des affaires enregistrées par les juridictions administratives. La situation est similaire devant les juridictions judiciaires. À cela s’ajoute le fait que le nombre de décisions QPC rendues par le Conseil constitutionnel est en baisse, la Haute instance n’ayant rendu que 45 décisions en 2023 et 42 en 2024. Cette situation s’explique notamment par le fait que la QPC est une procédure inutilement complexe avec son système de double filtre et le fait que le juge ordinaire ne puisse pas en relever d’office. Les avocats ne sont en effet pas incités à en soulever car ils sont peu acculturés à la jurisprudence constitutionnelle ; dès lors, cette procédure impose aux professionnels un investissement en temps important et donc un coût significatif pour les justiciables. En outre, l’utilité pour les justiciables demeure relativement limitée, car plus de 65 % des décisions QPC rendues par le Conseil constitutionnel sont des déclarations de conformité, malgré un filtrage serré, et les déclarations d’inconstitutionnalité ne produisent pas d’effet utile, c’est-à-dire que la disposition législative abrogée demeure applicable même à l’auteur de la QPC, dans plus d’un tiers des décisions rendues. Ainsi, à moins d’être une entreprise, une association défendant des intérêts sectoriels ou un particulier fortuné ayant un intérêt à l’abrogation, même sans effet utile, de la législation et/ou à sa modification, la QPC ne fait pas partie des instruments usuels des justiciables. En dépit de l’avancée qu’a pu représenter le contrôle a posteriori, il n’a conduit qu’à un rapprochement modéré des justiciables avec la Constitution. Le bilan coût/avantage n’est donc guère favorable à ce moyen en particulier si on la compare à la simplicité de l’exception d’inconventionnalité et donc, par analogie, à une éventuelle exception d’inconstitutionnalité dont le Conseil d’État aurait la charge. Après plus de quinze ans d’application, la QPC n’a donc pas définitivement clôturé le débat concernant l’utilité du contrôle de constitutionnalité par voie d’exception. Au contraire, en refusant de la présenter autrement que comme une « réussite incontestable » ayant un « bilan excellent » et d’envisager des évolutions afin d’en corriger les défauts les plus manifestes, le Conseil constitutionnel entretient l’idée que le contrôle de constitutionnalité a posteriori serait mieux exercé s’il était, en tout ou partie, entre les mains du juge ordinaire.
Jusqu’à récemment, l’idée d’attribuer au juge ordinaire une partie des compétences en matière de contrôle de constitutionnalité était relativement marginale au sein de la doctrine constitutionnaliste. Mais, depuis quelques années, des spécialistes éminents de contentieux constitutionnel plaident pour que, a minima, le juge ordinaire devienne pleinement un juge de la constitutionnalité de la loi. Deux auteurs ont pu relever en ce sens : « Alors que la doctrine majoritaire a longtemps défendu l’assimilation du Conseil constitutionnel à un juge “naturel” de la Constitution, il est probable qu’un renversement de perspective soit sur le point de se produire au profit des juridictions judiciaires et administratives ». Ce renversement doctrinal en cours n’est pas sans lien avec la crise que traverse actuellement le contentieux constitutionnel français comme discipline. S’il fut à une époque dominant au sein de la doctrine constitutionnaliste sous l’influence de l’école d’Aix, le contentieux constitutionnel a fini par s’appauvrir. Les limites d’une jurisprudence constitutionnelle se prêtant mal à des commentaires élaborés, l’absence de tout projet sérieux de réforme de la justice constitutionnelle française, l’incapacité du Conseil à se mettre au diapason des standards des autres cours constitutionnelles européennes et l’émergence d’une doctrine plus exigeante sur ce que doit être une cour constitutionnelle ont produit un consensus doctrinal critique. Le manque de renouvellement du contentieux constitutionnel, en dépit de l’introduction de la QPC, a conduit à ce que l’étude des décisions du Conseil constitutionnel n’apparaisse plus comme l’objet central de la doctrine constitutionnaliste. Il n’est donc pas entièrement surprenant que des auteurs puissent penser que le salut disciplinaire du contentieux constitutionnel se trouverait dans un contrôle de constitutionnalité des lois exercé par les juridictions ordinaires.
Il ne s’agira cependant pas de rediscuter ici de manière générale de l’intérêt ou non de mettre fin au monopole du Conseil constitutionnel en matière de contrôle de constitutionnalité des lois. Il s’agit plutôt d’interroger le postulat selon lequel confier à la juridiction administrative suprême le contrôle de constitutionnalité des lois serait de nature à résoudre les problèmes du système français. Une telle hypothèse s’appuie en effet sur le présupposé qu’une institution comme le Conseil d’État aurait une conception et une pratique fondamentalement différentes du contrôle de constitutionnalité et que lui confier un tel office conduirait nécessairement à une avancée de la justice constitutionnelle en France. Or, il nous semble que loin d’être une panacée, confier tout ou partie du contrôle de constitutionnalité des lois au Conseil d’État ne résoudrait pas les insuffisances du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel. Les principales critiques formulées contre l’institution de la rue Montpensier et sa jurisprudence peuvent en effet être aisément transposées à son voisin du Palais-Royal tant les deux institutions partagent des caractéristiques similaires que ce soit en termes de composition ou de conception du droit, du pouvoir et des institutions (I). En outre, la jurisprudence administrative laisse penser que le contrôle de constitutionnalité du Conseil d’État serait peu ambitieux au risque de faire régresser la garantie des droits et libertés constitutionnels (II).
I. Une culture commune entre le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel est régulièrement critiqué au regard de sa composition qui expliquerait les faiblesses du contrôle qu’il exerce sur la loi. Or, la logique qui préside à la composition du Conseil constitutionnel est très similaire à celle du Conseil d’État qui ne présenterait donc pas d’avantage comparatif en matière de contrôle de constitutionnalité (A). En outre, il est loin d’être certain que la juridiction administrative suprême présenterait de meilleures garanties pour l’exercice du contrôle de constitutionnalité tant elle partage avec son voisin de la rue Montpensier une conception commune du droit (B).
A. Une même logique de composition
Il n’est guère possible d’évoquer le Conseil constitutionnel sans qu’immanquablement la question de sa composition ne soit discutée. Les critiques concernant le choix des membres, leurs compétences ou la présence des membres de droit sont aujourd’hui bien connues. L’obstination des autorités de nomination à choisir des personnalités n’ayant pas un profil de nature à leur permettre de siéger au sein d’une cour constitutionnelle fait l’objet de critiques doctrinales abondantes et régulières. S’il fut une époque où certains auteurs justifiaient une telle composition, il y a aujourd’hui peu de constitutionnalistes pour s’en satisfaire ou tenter de la défendre. Cette focalisation sur la composition du Conseil constitutionnel en doctrine se comprend car il s’agirait de l’une des faiblesses principales de l’institution expliquant les défauts structurels du contrôle de constitutionnalité en France.
On peut dès lors être, par contraste, surpris du relatif silence de la doctrine concernant la composition du Conseil d’État dès lors que les critiques formulées à l’égard du Conseil constitutionnel seraient aisément transposables à la juridiction administrative suprême si, d’aventure, elle était chargée du contrôle de constitutionnalité des lois par voie d’exception. Il faut rappeler à cet égard que les membres du Conseil constitutionnel sont souvent mis en cause en ce qu’ils n’ont pas de qualifications juridiques de premier plan et qu’ils ne disposeraient donc pas des compétences requises pour exercer les fonctions de juge constitutionnel. Sans compter le fait que les professeurs de droit, pourtant nombreux dans certaines autres cours constitutionnelles européennes, ont été durablement exclus de l’institution par les autorités de nomination. Or, le Conseil d’État ne recrute pas ses membres parmi des juristes expérimentés et reconnus, ce qu’impliquerait son statut de cour suprême et ce qui est d’ailleurs la règle au sein de la Cour de cassation. Le vivier principal de la juridiction administrative suprême est constitué de jeunes hauts fonctionnaires arrivés dans la « botte » du concours de sortie de l’École nationale d’administration (ENA), c’est-à-dire les quinze premiers, et ayant choisi le Conseil d’État, considéré comme un des « grands corps » constituant un tremplin à de belles carrières administratives. S’il ne fait pas de doute que les hauts fonctionnaires qui entrent au sein de l’institution du Palais-Royal ont « une excellente culture générale, l’aisance et la rigueur », nombre d’entre eux n’ont pas de qualifications juridiques solides. À cet égard, un certain nombre de membres du Conseil d’État ont « d’abord eu une formation scientifique et les membres entrés à l’ENA sans être préalablement passés par les facultés de droit ne sont pas rares ». Et se trouver dans la botte à l’ENA ne supposait pas nécessairement d’être un excellent juriste : nombreux sont les diplômés d’une École normale supérieure ou de Polytechnique qui n’ont découvert le droit public qu’à l’occasion de la préparation au concours et lors des formations proposées par l’École. D’autant qu’à partir des années 1970, le droit est conçu à l’ENA moins comme un savoir disciplinaire structurant que comme un ensemble d’« instruments au service de l’action et de la décision ». Cela fera dire à un auteur que « le recrutement par l’ENA a sans doute uniformisé le profil des membres et substitué des généralistes aux spécialistes en droit recrutés par le précédent concours ». Lorsqu’ils entrent au Conseil d’État, ces hauts fonctionnaires doivent donc se former quelques années au droit et contentieux administratifs tels qu’ils sont appréhendés par la juridiction administrative suprême, c’est-à-dire de manière essentiellement pratique et à distance des enseignements de la doctrine universitaire, avant d’être détachés dans l’Administration active au titre de la mobilité obligatoire. Quant au tour extérieur à la discrétion du Gouvernement, qui permet des nominations directes dans les corps des maîtres des requêtes ou des conseillers d’État, il conduit rarement à la nomination de juristes reconnus. Il n’y a d’ailleurs pas de conditions formelles de compétence juridique en la matière, contrairement à ce qui prévaut pour la Cour de cassation, et une proportion significative des personnes choisies sont également passées par l’ENA. La connaissance du droit n’est donc pas perçue comme une condition sine qua non pour intégrer le Conseil d’État, l’idée étant que tout administrateur brillant est capable de se former aux et d’exercer les fonctions de juge administratif suprême.
Il ne s’agit pas d’affirmer ici qu’il n’existe pas d’éminents juristes au Conseil d’État. Cela serait nier l’évidence tant l’institution a compté en son sein des juristes de premier plan qui se sont illustrés par de remarquables conclusions en tant que commissaires du Gouvernement/rapporteurs publics, ou par leur rôle crucial dans la rédaction d’un grand arrêt, ou encore par la publication d’articles ou ouvrages ayant faite date. Il s’agit plus spécifiquement de souligner qu’il s’agit d’une cour suprême dont la composition n’est pas dictée par la volonté d’y placer les meilleurs juristes, mais d’y faire une place prépondérante à des administrateurs généralistes censés être mieux à même d’appréhender les enjeux et contraintes contemporains pesant sur l’Administration. Cette logique est bien connue : elle est liée à l’histoire de la juridiction administrative et traduite par la fameuse maxime selon laquelle « juger l’administration c’est encore administrer » ou selon laquelle les membres du Conseil d’État sont « simplement des fonctionnaires administratifs qui occupent la fonction de juge ». La réforme récente ayant modifié l’accès aux grands corps a d’ailleurs renforcé cette idée d’administrateur-juge dans la mesure où l’intégration directe du Conseil d’État après la formation à l’Institut national du service public (ex-ENA) n’est plus possible. Désormais, les élèves de l’Institut accèdent au nouveau corps des administrateurs de l’État et ne peuvent candidater à un détachement au Conseil d’État qu’après une expérience, a minima, de deux ans dans l’Administration active. Ce sont donc de hauts fonctionnaires ayant d’ores et déjà été confrontés aux contraintes quotidiennes de l’Administration qui accèdent aux fonctions juridictionnelles suprêmes de l’ordre administratif.
La composition du Conseil constitutionnel ne procède pas d’une logique différente : porter un jugement sur la constitutionnalité de la loi supposerait, selon les autorités de nomination, une compréhension des enjeux et contraintes pesant sur le législateur et plus généralement le pouvoir politique. Ainsi, les personnes qui seraient les plus à même d’exercer un tel contrôle sont ceux qui ont directement ou indirectement participé à la décision politique et à la confection de la loi que ce soit en tant que ministre, parlementaire, haut fonctionnaire des assemblées ou magistrat passé par différentes fonctions « parapolitiques ». En d’autres termes, à côté de l’administrateur-juge du Conseil d’État, se trouverait le législateur-juge du Conseil constitutionnel. À l’instar de l’expérience administrative que doivent acquérir les membres du Conseil d’État, l’expérience politique ou parapolitique serait le critère déterminant pour rendre une personne apte à exercer les fonctions de juge constitutionnel. Ainsi, si de jeunes auditeurs peu expérimentés peuvent apprendre un droit et un contentieux administratifs particulièrement techniques et relativement diversifiés avec un volume d’affaires important, des membres du Conseil constitutionnel bien plus expérimentés, aux profils sociologiques souvent proches de ceux du Conseil d’État, et une activité moins intense pourraient tout à fait se former aux droit et contentieux constitutionnels. D’autant que le droit constitutionnel est parfois perçu, à tort, comme plus accessible car il serait moins technique, et donc moins « juridique », en ce qu’il supposerait seulement d’être « familier de l’exercice de l’État et de la chose juridique » et d’avoir une « conscience aiguë des enjeux de politiques publiques et de libertés fondamentales qui sont en cause dans le contentieux constitutionnel ». Les membres du Conseil auraient alors avant tout besoin d’une « connaissance concrète de la “chose publique” » leur ayant permis de s’« acclimater aux contraintes et aux effets juridiques de l’action publique ».
Cette logique de composition n’est donc pas propre au Conseil constitutionnel, mais ses défauts y sont plus visibles qu’au Conseil d’État du fait des spécificités de l’institution de la rue Montpensier. Il en va ainsi de la taille très réduite de l’institution qui a peu de membres et de personnels, où une seule nomination est susceptible d’affecter plus sensiblement les décisions, et où la durée limitée des mandats empêche l’émergence de juges de carrière assurant la continuité de la jurisprudence et la transmission de l’expérience aux nouveaux juges. Peuvent être aussi mentionnées les conditions d’urgence dans lesquelles doit se prononcer le Conseil constitutionnel qui devraient supposer des juges constitutionnels déjà opérationnels, c’est-à-dire disposant d’emblée d’une solide expertise juridique pour arriver, dans des délais très contraints, à une décision de qualité.
La France, contrairement à la plupart de ses voisins européens ou même d’outre-Atlantique, a choisi de recruter une grande partie de ceux qui élaborent et appliquent le droit en dehors des facultés de droit. Cela n’est pas sans conséquence : la culture juridique publiciste des élites françaises est ainsi largement modelée par l’idée que le droit n’est pas un ensemble de méthodes et de connaissances complexes et spécifiques dont l’acquisition nécessite une formation universitaire longue et exigeante et une pratique professionnelle au long cours, mais s’apparente plutôt à des techniques d’exercice du pouvoir qui peuvent être apprises simplement en exerçant des responsabilités politiques et/ou administratives pendant quelques mois ou années. Il en découle ainsi une certaine conception du droit qui est largement partagée entre les deux voisins du Palais-Royal et explique en grande partie les faiblesses de la manière française de rendre la justice constitutionnelle.
B. Une conception partagée du droit
Les défauts du modèle français de contrôle de constitutionnalité ne sont pas seulement liés à l’institution qui l’exerce, ils sont plus largement la conséquence d’une certaine conception du droit, du pouvoir et des institutions. Or, l’esprit qui gouverne la composition des deux conseils du Palais-Royal explique largement leur communauté de vues sur ce qu’est et doit être le droit, conception qui n’est guère favorable à un contrôle de constitutionnalité des lois ambitieux. Il est souvent attribué à Jean Foyer une formule selon laquelle « il y a en France deux assemblées chargées de faire la loi, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel ». Derrière ce bon mot, il y a une réalité : les membres du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel ont la particularité d’appréhender le droit non seulement dans leur fonction de juge de sa conformité aux règles supérieures, mais aussi dans une fonction d’élaboration. En effet, parce qu’ils sont des administrateurs-juges ou des législateurs-juges, les membres des deux conseils ont au moins autant la culture de ceux qui produisent le droit que de ceux qui le font respecter. Cela est perceptible dans le fait que le droit constitutionnel jurisprudentiel et le droit administratif sont des œuvres en grande partie prétoriennes. Ces droits sont constitués d’une bonne partie de règles générales qui ont été purement et simplement créées par le juge, même si, pour ce qui concerne le Conseil constitutionnel, il y a, depuis les années 1980 et l’instauration de la « doctrine Vedel », une tentative de rattachement artificielle à des dispositions de la Constitution de toute exigence constitutionnelle « découverte » par le juge. Cela se manifeste également dans le fait que les deux institutions ont des fonctions consultatives auprès de l’Exécutif qui les amènent à rendre des avis sur des textes en cours d’élaboration et qui peuvent les conduire à demander des modifications. Un membre du Conseil d’État a pu souligner en ce sens « le caractère fondamental du rôle législatif du Conseil d’État, qui fait partie de la culture du corps, au moins autant que le contentieux ».
Parce qu’ils ont participé à la fonction de règlementer ou de légiférer et produisent le droit dans leur office de juge, les membres du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel ne conçoivent souvent pas le droit comme une donnée invariable avec laquelle les autorités administratives ou politiques doivent compter, mais un cadre susceptible d’accommodements selon les nécessités du moment. On retrouve cela dans l’idée défendue au Conseil d’État selon laquelle « le droit est au service de l’action publique et non l’inverse » ou dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel accordant un large pouvoir discrétionnaire au législateur qui le conduit à être particulièrement permissif en matière d’atteintes aux droits et libertés constitutionnels ou à la procédure législative selon les nécessités du moment. Dit autrement, le droit est pensé avant tout dans sa dimension utilitariste, il n’est qu’un cadre pour les pouvoirs publics, et ne doit pas entraver outre mesure la décision administrative ou politique. Il y a derrière cette idéologie, le dogme de l’efficacité de l’action publique qui vise à faire prévaloir sa finalité sur le reste.
En ce sens, il est souvent reproché au Conseil constitutionnel le manque d’ambition de son contrôle qui le conduit à être très tolérant concernant les atteintes aux droits et libertés constitutionnels. La jurisprudence constitutionnelle a la caractéristique de rarement constituer un obstacle dirimant à l’adoption d’une disposition législative. En effet, face à l’insistance du législateur qui estime qu’une disposition est indispensable au regard d’un impératif politique, le Conseil constitutionnel peut être amené à faire évoluer sa jurisprudence afin d’être plus accommodant. Un exemple intéressant est celui de la durée de rétention administrative des étrangers en situation irrégulière. Dans les années 1980-1990, le juge constitutionnel censurera à deux reprises les tentatives d’allongement de la durée de rétention administrative au-delà de sept jours. Toutefois, à la fin des années 1990, face à l’insistance du législateur, le Conseil constitutionnel ne va plus s’opposer à un tel allongement en ne relevant pas d’office de griefs contre la disposition de la loi portant la rétention à douze jours. Surtout, dans une décision de 2003, il va reconnaître que la lutte contre l’immigration irrégulière participe à l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et accepter un allongement de la rétention administrative à trente-deux jours. Par la suite, il admettra que cette durée peut être portée à quarante-cinq puis quatre-vingt-dix jours. Ce qui a justifié ce revirement de jurisprudence est l’évolution de l’environnement politique : la lutte contre l’immigration irrégulière étant devenu une des priorités des gouvernements successifs et un sujet récurrent du débat politique, le Conseil constitutionnel a choisi de laisser au législateur une grande marge de manœuvre quitte à assouplir son interprétation de la Constitution.
En outre, le législateur peut, semble-t-il, adopter à peu près n’importe quel dispositif législatif moyennant l’introduction de garanties formelles sur lesquelles le juge constitutionnel pourra s’appuyer pour juger l’atteinte au droit ou à la liberté proportionnée. Ainsi, le Conseil n’a pas perçu de difficulté à ce que des mesures de l’état d’urgence sécuritaire, à l’instar des perquisitions administratives et des assignations à résidence, puissent être introduites dans le droit commun, en dépit du fait qu’elles sont issues d’un régime d’exception, moyennant une nouvelle dénomination et des garanties procédurales visant à en encadrer l’usage. La lutte contre le terrorisme étant devenue au fil des attentats une des priorités de l’État, la Haute instance a choisi d’interpréter la Constitution à l’aune de cet impératif. Cela n’a d’ailleurs rien de nouveau : dès une délibération de 1986, quelques jours avant l’attentat de la rue de Rennes, Georges Vedel s’inquiète
que le Conseil puisse donner l’impression qu’il retire au Gouvernement les moyens de lutter efficacement contre le terrorisme. Il serait détestable, à son avis, qu’à la première bombe qui explose, l’opinion publique puisse penser que cette tragédie ait été rendue possible par la faute du Conseil constitutionnel qui aurait désarmé le Gouvernement. Il adjure ses collègues de sortir des brumes dans lesquelles la discussion les a plongés et d’en revenir au bon sens.
De même, le Conseil constitutionnel a admis la constitutionnalité de l’essentiel des mesures, portant une atteinte sans précédent en tant de paix aux droits et libertés constitutionnels, pouvant être mobilisées dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de COVID-19, au nom de la protection de la santé.
Il est également souvent reproché au Conseil constitutionnel de ne pas être une force de rééquilibrage institutionnel, mais de faire prévaloir par sa jurisprudence les intérêts de l’Exécutif sur ceux du Parlement, au nom de l’efficacité du système de gouvernement. Les épisodes récents des décisions relatives à la réforme des retraites et à la loi immigration ont pu illustrer de manière topique cette tendance.
À n’en pas douter, ce « réalisme » du juge constitutionnel qui le conduit à interpréter la Constitution et à moduler l’intensité de son contrôle selon le contexte dans lequel il intervient est étroitement lié à la conception qu’il se fait du droit. La Constitution ne serait ainsi pas l’horizon indépassable de l’action publique, mais seulement un ensemble de règles visant à orienter l’action des pouvoirs publics. C’est d’ailleurs ce qui a justifié la multiplication des objectifs de valeur constitutionnelle tels que la sauvegarde de l’ordre public ou la recherche des auteurs d’infraction qui visent à donner au législateur davantage de latitude pour porter atteinte aux droits et libertés constitutionnels. Le Conseil constitutionnel entend sans doute par-là prévenir la paralysie de l’action de l’État et donc son impuissance à répondre aux préoccupations des citoyens. L’importance donnée aux prérogatives de l’Exécutif par le Conseil constitutionnel est liée à ce même souci de s’assurer de l’efficacité du système de gouvernement de la ve République afin que les politiques publiques jugées nécessaires puissent être menées en dépit des éventuelles fragilités de la majorité à l’Assemblée nationale.
Là encore, de telles critiques formulées à l’égard du Conseil constitutionnel pourraient être adressées au Conseil d’État. Il faut rappeler que l’histoire de cette institution est étroitement liée à celle du légicentrisme. Cela l’a conduit à refuser d’opposer la Constitution au législateur et donc à l’Administration. Si le refus du contrôle de constitutionnalité des lois par le Conseil d’État a longtemps été justifié pour des raisons d’opportunité par le respect qu’il aurait pour le législateur et le souci du juge administratif de ne pas entrer en conflit avec lui, ce refus avait un bénéfice important : il laissait les mains libres au législateur et par voie de conséquence au Gouvernement pour mener les politiques souhaitées sans être entravés par la Constitution, et notamment le Préambule de 1946 dont les termes paraissaient au Conseil d’État « trop imprécis pour asseoir un contrôle juridictionnel de la loi sur des bases suffisamment objectives ». La juridiction administrative suprême a ainsi longtemps retenu une interprétation relativement restrictive de l’application directe de la Constitution et plus précisément des dispositions du Préambule de 1946 en refusant de les opposer à l’Administration.
Lorsque le Conseil d’État s’appuie sur la création du Conseil constitutionnel pour réitérer son refus de contrôler la constitutionnalité de la loi, il énonce implicitement la thèse selon laquelle le constituant n’a pas entendu entraver l’action du législateur autrement que dans le cadre précis de l’article 61 de la Constitution. C’est le même raisonnement qui a longtemps présidé à son refus de contrôler la conventionnalité de la loi alors qu’il y était invité par le Conseil constitutionnel : le juge administratif refusait en réalité d’imposer au législateur et à l’Administration le respect des engagements internationaux de la France qui auraient été susceptibles de conditionner voire limiter leur action. Il était donc plus prudent d’opposer ponctuellement à l’Administration et au législateur des règles prétoriennes opportunément créées et dont il maîtrisait l’entière portée que d’imposer un ensemble conventionnel dont l’interprétation, et donc les contraintes susceptibles d’en découler, pouvait relever d’autres juridictions. En dépit de son image de gardien de la légalité prompt à faire respecter le droit par l’Administration, le Conseil d’État a souvent été avant tout mû par le souci de ne pas multiplier les contraintes juridiques pesant sur le législateur et l’Administration de nature à les empêcher de poursuivre les politiques publiques qu’ils jugent nécessaires. Cette préoccupation trouve une traduction dans la jurisprudence administrative, à l’instar de la jurisprudence constitutionnelle, à travers les références récurrentes à l’intérêt général poursuivi par le pouvoir public en cause et qui justifie l’acte contrôlé.
Le Conseil d’État n’a en outre pas un positionnement très différent du Conseil constitutionnel lorsqu’il s’agit d’appréhender les équilibres institutionnels de la ve République. Sa jurisprudence n’est guère favorable aux prérogatives du Parlement, comme le note une auteur : le juge administratif suprême « refuse, le plus souvent, d’endosser cette fonction de gardien des prérogatives parlementaires : ce faisant, il joue le jeu du pouvoir exécutif et semble plus enclin à défendre les prérogatives et pouvoirs que la Constitution confie au pouvoir exécutif ». La jurisprudence administrative laisse en effet entrevoir une lecture relativement présidentialiste des institutions comme l’illustrent notamment les décisions permettant au chef de l’État de s’approprier le pouvoir règlementaire du Premier ministre en inscrivant un décret à l’ordre du jour du Conseil des ministres.
En conséquence, confier au Conseil d’État le contrôle de constitutionnalité des lois par voie d’exception ne serait pas, toutes choses égales par ailleurs, de nature à fondamentalement corriger les défauts du système français car ceux-ci trouvent, pour une large part, leur origine dans la culture juridique des élites administratives et politiques françaises. Cette appréciation est renforcée par l’examen de la jurisprudence du Conseil d’État relative au droit constitutionnel qui ne permet guère d’envisager une contribution positive de la juridiction administrative suprême au contrôle de constitutionnalité des lois.
II. Un Conseil d’État rétif à l’exercice d’un contrôle de constitutionnalité ambitieux
Évaluer l’apport potentiel d’un contrôle de constitutionnalité exercé par le Conseil d’État suppose d’anticiper la manière dont la juridiction administrative suprême l’exercerait. Même si une telle réforme est susceptible d’emporter des conséquences difficilement prévisibles, la manière la plus pertinente d’envisager la pratique future est sans doute d’analyser la pratique passée. Or, l’étude de la jurisprudence administrative ne laisse guère augurer un progrès de la garantie de la Constitution tant le Conseil d’État ne manifeste aucune volonté d’appréhender les normes constitutionnelles différemment du Conseil constitutionnel (A). Il pourrait même être soutenu qu’une telle réforme, qui serait alors concurrente ou se substituerait à la QPC, conduirait à une régression de la protection des droits et libertés constitutionnels, le juge administratif suprême étant beaucoup moins prompt à censurer la loi que son voisin de la rue Montpensier (B).
A. L’apport limité de la jurisprudence administrative à la garantie de la Constitution
Depuis la fin du xixe siècle, le droit administratif s’est construit en autonomie par rapport au droit constitutionnel, le Conseil d’État et la doctrine pensant la matière au travers de notions propres à cette branche, tels le service public ou la puissance publique, et non en ayant recours aux concepts du droit constitutionnel. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la thèse de Georges Vedel relative aux bases constitutionnelles du droit administratif définissant le droit administratif et « l’administration comme l’exercice du pouvoir exécutif […] par des procédés de puissance publique » dont le fondement serait à rechercher dans les dispositions de la Constitution a pu être si aisément déconstruite par Charles Eisenmann : la notion de puissance publique n’a pas été pensée, au xxe siècle, à l’aune des dispositions constitutionnelles ou même d’ailleurs en s’appuyant sur la théorie constitutionnelle. La faculté du juge administratif suprême d’ignorer le droit constitutionnel a été évidemment favorisée par son renoncement à garantir le respect de la Constitution à travers la théorie de l’écran législatif. Le refus d’examiner la conformité d’un acte administratif à la Constitution, du fait que la disposition législative qui en constitue le fondement ne peut elle-même être contrôlée, a retiré toute substance à son office de juge de la constitutionnalité des actes administratifs.
On pourrait cependant opposer qu’une telle présentation n’est pas entièrement fidèle à la pratique historique du Conseil d’État. La haute juridiction administrative serait loin d’avoir complètement ignoré le droit constitutionnel. Le Conseil d’État a régulièrement été amené à devoir interpréter les constitutions successives lorsqu’il s’est agi du fonctionnement interne de l’Exécutif, du partage de compétence entre le domaine de la loi et du règlement, ou à créer de principes généraux du droit, s’inspirant des textes constitutionnels, visant à garantir certains droits ou libertés ou à reconnaître des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. De même, on rappellera que le Conseil d’État a été consulté sur le projet de constitution de 1958. D’aucuns ont pu même le qualifier, trop vite, d’un des « auteurs » du texte. Il est aussi amené à rendre des avis sur la constitutionnalité des avant-projets de loi, des ordonnances voire de certaines propositions de loi. On pourrait également évoquer le fait que l’institution a progressivement réduit la portée de l’écran législatif en acceptant des dérogations laissant entrevoir des formes de contrôle de constitutionnalité des lois.
Tous ces arguments sont fondés et soulignent que le Conseil d’État n’a jamais entièrement ignoré le droit constitutionnel. Il faut cependant en relativiser la portée car nombre de décisions citées au soutien de la thèse d’un lien étroit entre le Conseil d’État et la Constitution constituent en réalité des occurrences isolées dans la masse de la jurisprudence administrative. Certes, le juge administratif a rendu de « grandes décisions » touchant au champ du droit constitutionnel, mais cela n’implique pas qu’elles sont représentatives de la pratique habituelle du Conseil d’État. Au contraire, sont toujours convoqués les mêmes décisions et les mêmes exemples pour illustrer les rapports entre le Conseil d’État et la Constitution, ce qui démontre que l’application de la Constitution par le juge administratif revêt un caractère exceptionnel et que dans l’essentiel des litiges qu’il a eu à trancher, le droit constitutionnel est longtemps demeuré un impensé.
Surtout, ces exemples ne manifestent pas tant une volonté du juge administratif d’assurer la garantie de la Constitution, que l’impossibilité de l’ignorer compte tenu des données de chaque litige. En réalité, la Constitution n’est longtemps apparue dans la jurisprudence administrative que dans sa dimension utilitariste, en ce qu’elle permettait simplement de trancher ponctuellement un litige soulevant des enjeux particuliers. En d’autres termes, la Constitution s’est davantage imposée au Conseil d’État qu’il ne l’a imposée au législateur ou à l’Administration. Même dans le cas des principes généraux du droit administratif, ce n’est pas tant la Constitution qu’il a entendu garantir, mais des « principes de philosophie politique » dont il a notamment tiré certaines libertés publiques susceptibles d’être violées par l’Administration. Comme si la Constitution n’était que la concrétisation d’un droit naturel dans lequel le juge irait directement puiser. Il a même pu être soutenu que lorsque le Conseil d’État est amené à faire application des dispositions constitutionnelles, c’est davantage la volonté de maintenir sa jurisprudence que l’effectivité de la Constitution qui guide son interprétation. François Luchaire, ancien membre du Conseil constitutionnel, a ainsi écrit en 1979 que : « Le moins que l’on puisse dire est que bien souvent [le Conseil d’État] interprète la Constitution dans des conditions telles que l’on pourrait croire qu’elle n’existe pas, ou plutôt qu’elle n’a rien changé ». Il mettait notamment en cause la position du Conseil d’État concernant le domaine réglementaire, estimant que la juridiction administrative autorisait par sa jurisprudence permissive les empiètements sur le domaine de la loi sans prendre en compte la nouvelle répartition issue des articles 34 et 37 de la Constitution de 1958. Ainsi, en dépit des quelques occurrences souvent invoquées par les membres du Conseil d’État, la juridiction administrative suprême n’a guère démontré par le passé une quelconque volonté d’assurer systématiquement l’effectivité de la Constitution.
Une telle appréciation pourrait apparaître dépassée en particulier depuis l’introduction du contrôle de constitutionnalité a posteriori. Il est vrai que le Conseil d’État est plus régulièrement confronté à des questions constitutionnelles comme le démontre l’augmentation très significative du nombre d’occurrences du mot « Constitution » dans ses décisions depuis 2010. En outre, parce qu’il serait devenu un « protecteur des libertés », il serait plus naturellement amené à garantir les droits et libertés constitutionnels et conventionnels. Mais là encore une telle présentation ne correspond pas, selon nous, à la pratique contemporaine du Conseil d’État. D’abord, le renforcement du Conseil constitutionnel a conduit à réduire considérablement les espaces de liberté interprétative des juridictions ordinaires qui tendent à laisser à l’institution de la rue Montpensier la compétence exclusive pour déterminer le sens et la portée des dispositions constitutionnelles. L’exemple des ordonnances de l’article 38 de la Constitution est en ce sens intéressant : face à la décision du Conseil constitutionnel de qualifier les dispositions des ordonnances non ratifiées dans le délai d’habilitation de dispositions législatives au sens de l’article 61-1 de la Constitution afin de pouvoir les contrôler, et alors même qu’historiquement elles relevaient de la compétence du Conseil d’État, ce dernier a réajusté sa propre jurisprudence en conséquence. En outre, le Conseil d’État exécute fidèlement les décisions du Conseil constitutionnel. C’est donc moins la Constitution elle-même que la jurisprudence du Conseil constitutionnel dont le Conseil d’État fait application. Il ne s’agit pas d’affirmer que la juridiction administrative suprême n’a pas eu par le passé d’interprétations autonomes de la Constitution, ou même de contester l’influence de sa jurisprudence sur le juge constitutionnel lui-même, mais de relever qu’au regard de la prééminence dont dispose le Conseil constitutionnel sur la Constitution, les innovations constitutionnelles du juge administratif semblent désormais difficiles.
La combinaison entre une pratique historique peu soucieuse des textes constitutionnels et une pratique plus récente consistant à simplement réitérer la jurisprudence du Conseil constitutionnel conduit à sérieusement douter de l’hypothèse selon laquelle confier le contrôle de constitutionnalité des lois par voie d’exception au Conseil d’État emporterait une meilleure garantie de la Constitution. À moins de dessaisir complètement le Conseil constitutionnel du contrôle de constitutionnalité, on voit en effet mal pourquoi le juge administratif suprême s’écarterait de la jurisprudence constitutionnelle pour développer une conception autonome de la Constitution alors même qu’il a refusé de le faire à chaque fois que l’opportunité lui en a été donnée, notamment en tant que juge du filtre des QPC. Ainsi, un tel contrôle par voie d’exception n’assurerait probablement pas une meilleure garantie de la Constitution, mais favoriserait simplement une plus grande effectivité des décisions du Conseil constitutionnel. Il y a manifestement au Conseil d’État un mélange de déférence pour l’office du Conseil constitutionnel, compte tenu de l’autorité qu’a désormais acquise cette institution, et une préoccupation certaine pour la sécurité juridique, qui se traduisent par la volonté d’assurer l’unité de l’interprétation des textes constitutionnels.
En tout état de cause, même si le Conseil d’État entendait se départir de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, cela ne résoudrait pas nécessairement les problèmes du contrôle de constitutionnalité en France. Tout au plus, pourra-t-on concéder que le Conseil d’État motiverait sans doute mieux ses décisions que le Conseil constitutionnel. Non d’ailleurs pour une question d’expertise juridique supposée supérieure de l’institution napoléonienne, mais car le juge administratif serait amené à se prononcer dans des délais nettement moins contraints et que la présence d’un rapporteur public pourrait utilement éclairer sur le raisonnement du juge. Toutefois, même cette avancée serait susceptible d’être relativisée, car si la motivation des décisions de l’institution de la rue Montpensier est critiquée du fait de ses faiblesses conceptuelles, les mêmes critiques pourraient être formulées à l’égard de la haute juridiction administrative concernant sa mobilisation des notions propres au droit constitutionnel. Surtout, il est loin d’être certain que le contrôle du Conseil d’État serait plus ambitieux que celui du Conseil constitutionnel. On pourrait même soutenir l’inverse compte tenu de la pratique de l’institution du Palais-Royal.
B. Le risque d’une régression de la garantie des droits et libertés constitutionnels
Il existe un faisceau d’indices issu de la pratique du Conseil d’État qui laisse présager que si la juridiction administrative suprême était chargée de tout ou partie du contrôle de constitutionnalité des lois, elle s’acquitterait de cette responsabilité en faisant preuve d’encore plus de pusillanimité que le Conseil constitutionnel pourtant régulièrement critiqué pour son manque d’audace. Une telle hypothèse est, en premier lieu, illustrée par l’exercice des fonctions consultatives du Conseil d’État qui le conduit à rendre des avis sur les avant-projets de loi du Gouvernement. Dans ce cadre, il est censé conseiller le Gouvernement notamment sur les risques d’inconstitutionnalité du projet soumis et doit donc exercer une forme de contrôle de constitutionnalité préalable. Contrairement à une croyance répandue selon laquelle le Conseil constitutionnel censurerait exclusivement des dispositions législatives issues d’amendements parlementaires, il lui arrive régulièrement de censurer tout ou partie des articles d’un projet de loi initial. Or, dans de telles situations, les dispositions censurées ont nécessairement fait l’objet d’un examen préalable par le Conseil d’État qui n’y a pourtant souvent pas vu de problèmes de constitutionnalité.
Il faut citer à cet égard l’exemple de l’article 9 de la loi relative à la gestion de la crise sanitaire faisant obligation à toute personne de se placer automatiquement à l’isolement pour une durée de dix jours en cas de test positif à la COVID-19 sous peine de sanction pénale. Ce dispositif se trouvait dans le projet de loi initial du Gouvernement. Dans son avis sur l’avant-projet, le Conseil d’État avait estimé qu’une telle mesure « ne se heurte à aucune exigence constitutionnelle ou conventionnelle » sous réserve que les personnes concernées soient informées de leurs droits au moment de la réalisation du test. Lors de l’examen du texte par le Sénat, le rapporteur de la commission des lois souleva le risque d’inconstitutionnalité d’un tel dispositif au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à la liberté individuelle, ce qui conduira à sa modification par voie d’amendement afin de mettre fin à l’isolement de plein droit en le conditionnant à une décision individuelle d’une autorité administrative. Mais la version gouvernementale, amendée à la marge, sera rétablie en commission mixte paritaire. De manière prévisible s’agissant d’une mesure privative de liberté s’imposant de plein droit, le Conseil constitutionnel censurera ce dispositif dans une décision du 5 août 2021 en jugeant que
cette obligation [d’isolement] n’est portée à [la] connaissance [des personnes concernées] qu’au seul moyen des informations qui lui sont communiquées au moment de la réalisation du test. D’autre part, l’objectif poursuivi par les dispositions contestées n’est pas de nature à justifier qu’une telle mesure privative de liberté s’applique sans décision individuelle fondée sur une appréciation de l’autorité administrative ou judiciaire.
Ainsi, non seulement le Conseil d’État n’a pas anticipé l’inconstitutionnalité relevée par le juge constitutionnel, mais il a activement contribué à celle-ci. Il faut en effet rappeler qu’il est celui qui a proposé au Gouvernement de modifier le projet afin que les personnes dépistées soient informées de leurs droits et obligations au moment de la réalisation du test, ajout qui lui paraissait permettre de garantir la constitutionnalité du texte. Or, le Conseil constitutionnel considèrera une telle information comme insuffisante au regard des exigences de la liberté individuelle.
Il s’agit là d’un exemple qui est loin d’être isolé, la consultation des décisions récentes du Conseil constitutionnel permet aisément d’identifier d’autres cas. Ainsi, lors d’une décision du 16 novembre 2023, le Conseil constitutionnel a censuré certaines dispositions de l’article 6 de la loi organique relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire. Il a en effet estimé que le dispositif permettant à un magistrat, dans l’impossibilité de se rendre dans une juridiction se trouvant dans une collectivité d’outre-mer, de tenir audience à distance par visioconférence était contraire à l’article 16 de la Déclaration de 1798. Il fait en effet découler de cet article les droits de la défense et le droit à un procès équitable qui imposent « la présence physique des magistrats composant la formation de jugement durant l’audience et le délibéré ». Le juge constitutionnel relève que
le champ d’application [des dispositions contestées] s’étend à l’ensemble des juridictions civiles et pénales, y compris lorsqu’il est statué à juge unique. Elles permettent donc la tenue d’audiences et de délibérés hors la présence physique de magistrats dans un grand nombre de cas. Il en va notamment ainsi devant les juridictions criminelles, correctionnelles ou spécialisées compétentes pour juger les mineurs qui peuvent prononcer des peines privatives de liberté, sans qu’aucune exception ne soit prévue.
Or, les dispositions litigieuses se trouvaient dans le projet de loi initial du Gouvernement et le Conseil d’État, lors de son examen, n’a pas identifié les risques d’inconstitutionnalité et n’a d’ailleurs formulé aucune réserve ou remarque particulière les concernant.
De même, dans une décision du 14 décembre 2023, le Conseil constitutionnel a censuré certaines dispositions de l’article 4 de la loi pour le plein emploi. Il reprochait au législateur d’avoir autorisé un très large partage de données personnelles des demandeurs d’emploi entre les personnes morales constituant le nouveau « réseau pour l’emploi ». Il relève en effet que les dispositions en cause permettent que des « données à caractère personnel, y compris de nature médicale, soient communiquées à un très grand nombre de personnes, dont la désignation n’est subordonnée à aucune habilitation spécifique et sans qu’aucune garantie n’encadre ces transmissions d’informations » en violation du droit au respect de la vie privée. Ces dispositions sont là encore issues du projet de loi initial du Gouvernement et le Conseil d’État n’a formulé aucune remarque particulière les concernant n’ayant sans doute pas vu les fragilités constitutionnelles de ce partage de données.
Un tel décalage entre l’appréciation du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel est parfois visible dans le contentieux dans les rares hypothèses où les deux juridictions sont amenées à contrôler les dispositions d’une même ordonnance. Le juge des référés du Conseil d’État a rejeté, par des ordonnances du 3 avril 2020, l’ensemble des recours portés notamment contre l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020, pris dans le cadre de la crise sanitaire, visant à proroger de plein droit, c’est-à-dire sans intervention d’un juge, les détentions provisoires. Il a ainsi estimé que ces dispositions découlaient de l’habilitation législative et ne portaient pas une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales et en particulier à la liberté individuelle. Une telle appréciation était douteuse car, comme le rappellera le Conseil constitutionnel dans une décision ultérieure, une telle prorogation sans intervention d’un juge ne résultait pas de la loi elle-même. Surtout, l’article 16 était manifestement contraire à la jurisprudence constitutionnelle relative à la liberté individuelle qui impose l’intervention d’un juge dans le plus court délai possible en cas de privation de liberté, et le Conseil constitutionnel censurera d’ailleurs quelques mois plus tard ce même article à l’occasion de QPC renvoyées par la Cour de cassation. Sans doute que la position du Conseil constitutionnel, se prononçant plusieurs mois après et alors que le dispositif avait été abrogé, était nettement plus confortable que celle du Conseil d’État devant statuer seulement quelques semaines après le début de l’épidémie de la COVID-19. Mais on relèvera que la Cour de cassation a interprété, dès mai 2020 et à la lumière de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, les dispositions de l’article 16 de l’ordonnance comme imposant tout de même l’intervention d’un juge à bref délai. Le juge des référés du Conseil d’État n’était donc pas entièrement démuni et aurait pu formuler une réserve d’interprétation à l’instar de ce qu’il a fait dans des contentieux similaires.
D’aucuns pourraient mettre cette discordance entre le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel, que ce soit en matière consultative ou contentieuse, sur le compte des circonstances dans lesquelles se prononcent les deux institutions. Il pourrait également être avancé qu’une même question fera inévitablement l’objet de différences d’appréciation entre deux juridictions, ou au sein de la même juridiction, selon la composition de la formation de jugement. Les revirements de jurisprudence ou les contradictions de jurisprudences entre ordres juridictionnels, voire au sein d’un même ordre, en sont des illustrations. Mais cela ne retire rien au fait que le Conseil d’État peut apparaître encore plus soucieux que le Conseil constitutionnel de préserver les marges de manœuvre du législateur quitte à être plus permissif quant aux limites qui peuvent être apportées aux droits et libertés constitutionnels.
Il faut rappeler à cet égard que le Conseil d’État a systématiquement refusé de renvoyer les QPC portant sur le 2° du I de l’article L. 3131-15 du code de la santé publique habilitant le Premier ministre à prononcer une mesure générale de confinement de la population. Pour refuser de tels renvois, il s’est notamment appuyé sur la thèse selon laquelle le caractère général et le but de la mesure de confinement, la protection de la santé, étaient de nature à la soustraire au champ d’application de la liberté individuelle qui aurait supposé l’intervention du juge à bref délai. Une telle argumentation apparaît peu convaincante, notamment en ce que l’atteinte à la liberté individuelle s’apprécie au regard des effets d’une mesure et non au regard de sa nature individuelle ou générale ou encore à l’aune du but poursuivi. Sans quoi, il serait trop simple pour le législateur de dissimuler des mesures privatives de liberté pour espérer un contrôle moins exigeant du Conseil constitutionnel que celui opéré sur le fondement de l’article 66 de la Constitution.
En réalité, la QPC soulevait un problème plus général : celui de la compétence du législateur pour établir une mesure aussi dérogatoire à la Constitution, sans équivalent dans le droit commun, que le confinement généralisé de la population, en l’absence d’habilitation constitutionnelle expresse. Si le Conseil constitutionnel a admis que le législateur est compétent pour établir un régime d’état d’urgence sanitaire, il ne peut s’agir pour autant d’un « blanc-seing » constitutionnel autorisant l’introduction de n’importe quelle mesure privant de toute effectivité un droit ou une liberté constitutionnelle dès lors qu’elle est jugée nécessaire à la sauvegarde de l’ordre public. Sans quoi, il s’agirait d’un véritable régime de suspension des garanties constitutionnelles qui ne pourrait être fondé sur une simple loi. Ainsi, en refusant de renvoyer les QPC portant sur la mesure « phare » de l’état d’urgence sanitaire, le Conseil d’État a permis qu’il ne soit pas statué sur les limites constitutionnelles de la compétence législative lorsqu’il s’agit de faire face à une catastrophe sanitaire. Or, une telle question méritait sans aucun doute d’être tranchée par le Conseil constitutionnel. Ce refus du Conseil d’État laisse transparaître son souci de ne pas permettre le développement de limites trop contraignantes à ce que peut faire le législateur pour faire face à des périls exceptionnels.
En second lieu, la juridiction administrative suprême tend parfois à préférer préserver la pérennité de sa propre jurisprudence plutôt que l’effectivité de la Constitution. Il a même pu être soutenu que lorsque le Conseil d’État est amené à faire application des dispositions constitutionnelles, c’est davantage la volonté de maintenir sa jurisprudence que l’effectivité de la Constitution qui guide son interprétation. François Luchaire, ancien membre du Conseil constitutionnel, a ainsi écritécrivait en ce sens dès en 1979 que : « Le moins que l’on puisse dire est que bien souvent [le Conseil d’État] interprète la Constitution dans des conditions telles que l’on pourrait croire qu’elle n’existe pas, ou plutôt qu’elle n’a rien changé ». Il mettait notamment en cause la position du Conseil d’État concernant le domaine réglementaire, estimant que la juridiction administrative autorisait par sa jurisprudence permissive les empiètements sur le domaine de la loi sans prendre en compte la nouvelle répartition issue des articles 34 et 37 de la Constitution de 1958.
La jurisprudence la plus récente du Conseil d’Etat confirme cette tendance. L’institution du Palais-Royal n’a par exemple pas vu de difficulté à reconnaître la faculté pour le Premier ministre d’invoquer à l’avenir la théorie des circonstances exceptionnelles pour justifier des mesures violant manifestement des droits et libertés constitutionnels, comme le blocage d’un réseau social, même lorsque ces mesures ne sont pas prévues par l’état d’urgence applicable. Ce faisant, le Conseil d’État a admis qu’une autorité de police puisse déroger à la Constitution sans pour autant y être habilitée, autrement que par la jurisprudence administrative, au nom des « nécessités du moment » et alors même qu’un régime d’exception législatif est déjà appliqué. Le Conseil d’État raisonne donc en dehors de la Constitution et des « exigences constitutionnelles relatives à la hiérarchie des normes juridiques », comme si l’environnement constitutionnel depuis son fameux arrêt Heyriès ne lui imposait pas de repenser sa jurisprudence à l’aune du droit constitutionnel. On en veut pour preuve le choix de la rapporteure publique, dans cette affaire, de qualifier la théorie des circonstances exceptionnelles « d’état d’exception » au même titre que l’état de siège, l’état d’urgence et le régime des pouvoirs exceptionnels de l’article 16, comme s’il allait de soi que le Conseil d’État puisse créer, à l’instar du pouvoir constituant et du législateur, des régimes d’exception. Le raisonnement du Conseil d’État ne procède pas d’une logique constitutionnelle mais politique, car la théorie des circonstances exceptionnelles est fondée sur « une morale de l’action administrative. Elle privilégie l’action des administrations sur leur paralysie. Elle reconnaît que nécessité peut faire loi et admet que des règles aussi conséquentes que celles qui gouvernent en temps normal les pouvoirs de l’administration puissent être mises entre parenthèses ».
Or, si la consécration prétorienne d’une théorie des circonstances exceptionnelles pouvait sans doute être admise sous les iiie et ive Républiques, alors qu’il n’existait guère de droits et libertés constitutionnels, la situation est tout autre depuis les années 1970 et a fortiori depuis la QPC. La question des régimes d’exception et des mesures d’exception, qui ont pour objet de déroger aux droits et libertés constitutionnels, ne peut être traitée en dehors du cadre constitutionnel qui consacre, au sommet de la hiérarchie des normes, les droits et libertés. La jurisprudence du Conseil constitutionnel, pourtant déjà particulièrement permissive, reconnaît en ce sens que tout régime d’exception doit a minima avoir une assise législative ce qui exclut donc naturellement tout régime infralégislatif créé par le pouvoir règlementaire ou le juge. On voit alors mal comment réconcilier le principe selon lequel seule la Constitution peut prévoir sa propre dérogation, avec la jurisprudence du Conseil d’État selon laquelle une autorité de police peut déroger à la Constitution, même en dehors d’un régime d’exception constitutionnel ou législatif, dès lors que les mesures qu’elle prend sont de nature à répondre aux nécessités du moment. Une telle décision pourrait faire douter de l’intérêt même des régimes d’exception législatifs : le Gouvernement pourrait avoir intérêt à ne pas prévoir une mesure particulièrement liberticide dans une loi afin d’éviter une éventuelle censure du Conseil constitutionnel. Il pourrait préférer, pour disposer de davantage de liberté, prendre une telle mesure en dehors de toute habilitation en comptant, le cas échéant, sur la bienveillance du juge administratif au regard des circonstances de l’espèce.
Il s’agit d’un nouvel exemple de la propension du Conseil d’État à retenir une lecture de la Constitution, et plus généralement du droit, qui favorise surtout préoccupée par la liberté les marges d’action des organes constitutionnels au détriment des droits et libertés constitutionnels. La potentielle paralysie de l’action publique est ainsi considérée comme un mal plus grave que la violation des droits et libertés constitutionnels.
En second troisième lieu, une façon d’évaluer la pratique qu’aurait le Conseil d’État en matière de contrôle de constitutionnalité est d’examiner la manière dont il exerce le contrôle de conventionnalité des lois. D’ailleurs, certains membres du Conseil d’État ont pu défendre la thèse selon laquelle le contrôle de conventionnalité s’apparentait en réalité à un contrôle de constitutionnalité a posteriori. La comparaison est d’autant plus appropriée que dans son contrôle de conventionnalité, le juge administratif exerce un contrôle qui est largement abstrait, très similaire à celui du Conseil constitutionnel en matière de constitutionnalité, ses tentatives de contrôle concret semblant avoir fait long feu. Or, un moyen relativement simple pour mesurer la manière dont le Conseil d’État garantirait les droits et libertés constitutionnels est d’analyser le sort qu’il a réservé, au titre de son contrôle de conventionnalité, à des dispositions législatives soumises par la suite au Conseil constitutionnel dans le cadre d’une QPC. En effet, compte tenu de la proximité entre conventionnalité et constitutionnalité, au moins du point de vue des droits et libertés garantis, et hormis question nouvelle, on peut a minima s’attendre à ce que le Conseil constitutionnel censure en majorité des dispositions législatives qui ont déjà été écartées par le juge administratif compte tenu de leur contrariété à des stipulations de traités internationaux liant la France, en particulier la Convention européenne des droits de l’homme. En ce sens, un ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel avait pu déclarer en 2009, durant l’examen du projet de loi organique relatif à la QPC, que :
Compte tenu de la proximité entre, d’une part, la protection constitutionnelle des droits et libertés, et, d’autre part, la protection conventionnelle des droits et libertés, la quasi-totalité des questions de constitutionnalité pourraient être rejetées au motif que la loi contestée doit être écartée pour inconventionnalité.
C’est d’ailleurs un tel présupposé qui conduira le législateur organique à donner un caractère prioritaire à la QPC sur le contrôle de conventionnalité afin d’imposer l’intérêt de cette nouvelle voie de droit.
Or, l’étude des dispositions législatives ayant fait l’objet à la fois d’un contrôle de conventionnalité et d’un contrôle de constitutionnalité conduit à un constat sévère : l’essentiel des dispositions déclarées inconstitutionnelles par le Conseil constitutionnel n’avait jamais été écarté, au préalable, par le Conseil d’État sur le fondement de leur inconventionnalité. C’est souvent à la suite d’une déclaration d’inconstitutionnalité que le juge administratif reconnaît opportunément l’inconventionnalité de la loi, comme si l’inconstitutionnalité autorisait le juge à franchir le pas de l’inconventionnalité. En outre, il est tout à fait exceptionnel que le juge administratif écarte une disposition législative déclarée conforme à la Constitution au titre de la violation des droits et libertés conventionnels. Il semble en effet généralement considérer que la conformité à la Constitution emporte également la conventionnalité. Ces éléments démontrent que le Conseil d’État demeure imprégné par le légicentrisme et est donc réticent à juger qu’une disposition législative viole des droits ou libertés issus de conventions internationales. On peut donc aisément imaginer que transposer au contrôle de constitutionnalité, un tel rapport à la loi conduirait inévitablement le juge administratif à voir de la conformité à la Constitution là où le Conseil constitutionnel, pourtant lui-même relativement bienveillant à l’égard du législateur, verrait des inconstitutionnalités.
En conclusion, s’il apparaît indispensable de repenser la justice constitutionnelle en France en envisageant, par exemple, qu’un plein contrôle de constitutionnalité puisse être exercé par le Conseil d’État, et plus généralement les juridictions ordinaires, il faut cependant se garder de penser qu’il s’agirait de la solution définitive aux travers du système : le contrôle de constitutionnalité s’insère dans une culture juridique française qui ne lui est pas structurellement favorable. Ainsi, au-delà des réformes relatives aux procédures, compétences ou fonctionnement des institutions en charge du contrôle de constitutionnalité, il ne peut être fait l’économie d’une réflexion plus générale sur la conception française du droit, comme sur la formation et le profil de ceux qui, au plus haut niveau, sont censés le faire respecter. Sans quoi, les réformes envisagées ne seront pas en mesure de mettre fin à « l’exception française » en matière de justice constitutionnelle comme l’illustre le succès mitigé de la QPC.
Samy Benzina
Professeur de droit public à l’université de Poitiers.
Pour citer cet article :
Samy Benzina « Faut-il confier le contrôle de constitutionnalité des lois au Conseil d’État ? », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/faut-il-confier-le-controle-de-constitutionnalite-des-lois-au-conseil-d'etat-1988]