Le Conseil d’État : acteur ou spectateur de la hiérarchie des normes ?
Cette contribution s’intéresse à la manière dont le Conseil d’Etat utilise l’expression de « hiérarchie des normes » dans sa jurisprudence et plus particulièrement aux « exigences inhérentes » qui, d’après le juge, découlent de cette notion. Il apparaît d’abord que Conseil d’Etat s’appuie sur la hiérarchie des normes pour justifier le renouvellement de son office à la suite de l’arrêt Nicolo.
Toutefois, les potentialités argumentatives sont plus vastes, dans la mesure où le Conseil d’Etat s’est récemment érigé en arbitre entre des exigences européennes et des impératifs constitutionnels dont il se veut l’interprète et le garant.
This article looks at the way in which the Conseil d'Etat uses the expression “hierarchy of norms” in its case law, and more specifically at the “inherent requirements” which, according to the judge, derive from this notion. At first, it seems that the Conseil d'Etat relies on the hierarchy of norms to justify the renewal of its role following the Nicolo ruling. However, the argumentative potential is much wider, insofar as the Conseil d'Etat has recently set itself up as the arbitrator between European requirements and constitutional imperatives, which it intends to interpret and guarantee.
« Kelsen n’a pas le monopole de la hiérarchie des normes », affirmait Guy Braibant, au détour d’une décision du Conseil constitutionnel du 16 décembre 1999 sur la loi portant habilitation du gouvernement à procéder, par ordonnances, à l’adoption de la partie législative de certains codes – qui habilitait le législateur délégué à codifier « à droit constant », sous la « seule réserve des modifications qui seraient rendues nécessaires pour assurer le respect de la hiérarchie des normes et la cohérence rédactionnelle des textes ». Cette formule du conseiller d’État semble résumer à elle seule la conception que se fait l’institution dont il est membre de la notion de hiérarchie des normes.
D’abord parce que la découverte ou, en tout cas, l’utilisation de ce concept est assez récente chez le juge administratif. Ce n’est qu’à partir de 1992 que le Conseil d’État fait expressément référence à la « hiérarchie des normes telle qu’elle découle notamment de l’article 55 de la Constitution et du Traité de Rome ». Et ce à la suite du Conseil constitutionnel qui, quelques mois plus tôt, avait considéré qu’une modification du règlement du Sénat ne contrevenait pas aux « exigences constitutionnelles relatives à la hiérarchie des normes juridiques ».
Ensuite parce que l’usage par le juge administratif de la notion de hiérarchie des normes est somme toute assez aléatoire et parcimonieux. D’un point de vue formel, il n’en est nullement question dans certaines décisions emblématiques telles que Nicolo, Sarran ou Koné. Ni d’ailleurs, par la suite, dans les décisions Arcelor ou Gardedieu. Alors même que certaines de ces décisions opèrent à l’évidence une hiérarchisation des normes juridiques, puisqu’il s’agit essentiellement de faire primer une norme sur une autre – le traité sur la loi ; la Constitution sur le traité.
Sur un plan quantitatif, soixante-seize décisions du Conseil d’État mentionnent la hiérarchie des normes ; la moitié fait référence aux « exigences inhérentes à la hiérarchie des normes » et beaucoup de ces trente-huit décisions réitèrent un considérant de principe relatif à la recevabilité des recours contre les circulaires administratives. En dehors de ce cas spécifique, on peut relever, sur un plan plus qualitatif, une surreprésentation d’affaires jugées en formations solennelles, ce qui semble dénoter une utilisation particulière de la notion. On peut par ailleurs relever que cette dernière est assez peu présente dans les conclusions des commissaires du gouvernement et rapporteurs publics, comme si finalement il s’agissait d’une évidence peu interrogée.
Parfois donc, le renvoi à la hiérarchie des normes n’emporte pas de conséquences particulières. Il peut être une manière d’actualiser le principe de légalité. Ainsi, pour le juge, « le respect du principe de légalité impose […] qu’un texte soit conforme aux normes qui lui sont supérieures dans la hiérarchie des normes ». Dans d’autres cas, la hiérarchie des normes semble seulement renvoyer à des principes de valeur supérieure, lorsque le Conseil d’État considère par exemple qu’un décret ne méconnaît pas la hiérarchie des normes « et notamment » le droit de propriété protégé par la Déclaration des droits de l’homme et la Convention européenne des droits de l’homme. De la même manière, le Conseil d’État peut fonder l’articulation de la compatibilité de deux actes réglementaires sur la hiérarchie des normes pour écarter le moyen selon lequel un décret serait contraire à un arrêté. De ces constats liminaires, on peut déduire que le recours par le Conseil d’État à la notion de hiérarchie des normes peut paraître anodin et dépourvu de signification particulière en droit constitutionnel., voire dénoter une utilisation assez flottante des concepts du droit constitutionnel par le juge administratif suprême.
Toutefois, il ne faudrait pas s’y tromper. En effet, l’utilisation par le Conseil d’État de la notion de hiérarchie des normes s’avère, dans d’autres cas, très révélatrice dans la mesure où elle semble constituer un ressort argumentatif particulièrement utile au juge. Surtout lorsque le Conseil d’État fait mention des « exigences inhérentes à la hiérarchie des normes », ce qu’il fait à partir de 1993. Ces dernières sont utilisées, on le verra, comme un argument proprement contentieux – à l’inverse, le Conseil d’État n’utilise pas cette formule dans son activité consultative.
Évidemment, il ne s’agit pas de s’interroger ici sur l’existence éventuelle d’une hiérarchie des normes propre au Conseil d’État et différente d’autres juridictions, internes ou internationales. Une fois admise la primauté des engagements internationaux en droit interne, relativisée par la supériorité de la Constitution, on pourrait penser que le problème de la hiérarchisation des sources désormais diversifiées de la légalité administrative est réglé. Mais c’est précisément à partir de ce moment que le Conseil d’État semble vouloir s’appuyer sur d’autres exigences tirées de la hiérarchie des normes. De manière, peut-être, à tirer toutes les conséquences de la primauté de la Constitution et des engagements internationaux, qui remettent en cause la position traditionnelle du juge administratif en tant que « serviteur de la loi, […] censeur des décrets », selon la formule consacrée. Mais pas complètement et pas seulement.
Souvent en effet, le Conseil d’État semble tirer de ces exigences inhérentes des conséquences qui paraissent logiquement déduites du nouveau contexte de pluralité des sources de la légalité. Le Conseil d’État ne ferait alors qu’en « prendre acte » pour adapter le contentieux administratif et son office à ces temps nouveaux ; et ce à droit constant. Il le fait alors en « contemplant » une hiérarchie entre différentes normes, « la » hiérarchie des normes, « comme si elle était une chose, une réalité matérielle, contemplable parce que statique et que, déjà formée de bout en bout, elle préexisterait à sa mise en œuvre », et ce pour en tirer des conséquences quasi mécaniques. Mais est-ce seulement cela ? Il semble qu’il y ait davantage, presque un deuxième « temps nouveau », plus récent, où le Conseil d’État dépasse la simple contemplation de la hiérarchie des normes, mais l’intériorise en quelque sorte, pour contribuer à son élaboration.
Pourquoi alors s’appuyer sur les exigences issues de la hiérarchie des normes, volontairement qualifiées d’« inhérentes » ? Dans une perspective nominaliste, il s’agit de se demander pourquoi le Conseil d’État fait mention de ces exigences inhérentes et comment il les utilise, dans un contexte où l’on remarque que ces exigences sont parfois fortement mises en avant ou, à l’inverse, ne sont pas mentionnées, voire passées sous silence dans d’autres cas. N’y a-t-il là qu’un simple effet de mode auquel le juge administratif suprême céderait par automatisme, en faisant de la hiérarchie des normes une sorte de nouveau paradigme du droit public ?
Le sujet est intéressant parce que, étonnamment, les « exigences inhérentes à la hiérarchie des normes » issues de la jurisprudence du Conseil d’État n’ont pas suscité d’intérêt particulier en doctrine. Peut-être parce qu’elles se trouvent à l’intersection du droit constitutionnel et du droit administratif. Il y a certes beaucoup de travaux théoriques et plus abstraits sur la hiérarchie des normes, sa pertinence dans le cadre de la théorie réaliste de l’interprétation ; sa « conception française » issue de Carré de Malberg et de la hiérarchie des organes. Mais rien sur ce que le Conseil d’État en fait concrètement, comment il utilise ce concept en tant que juge administratif suprême, particulièrement comme juge de premier et dernier ressort des actes réglementaires. C’est d’ailleurs un regret exprimé par Pierre Brunet dans la préface d’un dossier de 2013 intitulé Les juristes et la hiérarchie des normes.
Plutôt que de voir si le Conseil d’État s’inscrit dans un modèle prédéfini par une théorie, voyons comment il utilise concrètement cette notion. En précisant qu’il est évident que le Conseil d’État ne fait pas du droit constitutionnel de manière désintéressée ou pour la beauté intellectuelle du geste, mais bien souvent à son profit, dans une optique de contentieux administratif. Dans ce cadre, on peut alors considérer que les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes constituent une partie du droit constitutionnel jurisprudentiel élaboré par le Conseil d’État, comme le signe des temps nouveaux de l’office du juge administratif.
Et cette contribution particulière du Conseil d’État au droit constitutionnel s’avère d’emblée ambiguë, puisqu’elle est à la fois contraignante et libératrice, dans ce sens où il apparaît que le Conseil d’État a longtemps semblé contraint par ces exigences, avant de les domestiquer pour les mettre à son profit dans la période la plus récente. Ainsi, on le verra, le Conseil d’État a d’abord été contraint autant qu’il s’est appuyé sur la hiérarchie des normes pour étendre son office (I), avant d’adopter une position lui permettant de contribuer plus directement à la hiérarchie des normes (II).
I. L’extension contrainte de l’office du juge justifiée par la hiérarchie des normes
Peu de temps après la décision Nicolo, le Conseil d’État fait appel aux exigences inhérentes à la hiérarchie des normes pour adapter et étendre son office. Ces exigences lui permettent à la fois d’étendre la recevabilité de recours ou de moyens (A) et de créer de nouvelles obligations qui pèsent sur le pouvoir réglementaire, à rebours de la tradition légicentriste (B).
A. La recevabilité de recours ou de moyens fondée sur la hiérarchie des normes
Les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes sont d’abord un moyen pour le Conseil d’État d’étendre son office à de nouveaux domaines. C’est d’abord le cas concernant le recours contre les circulaires. ÀA une époque où le Conseil d’État hésite quant à la définition des critères de recevabilité des recours, une solution innovante provient de la décision IFOP du 18 juin 1993, aux termes de laquelle une circulaire n’est
susceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir que si et dans la mesure où ladite interprétation [contenue dans la circulaire] méconnaît le sens et la portée des prescriptions […] qu’elle se propose d’expliciter ou contrevient aux exigences inhérentes à la hiérarchie des normes juridiques.
Les exigences tirées de la hiérarchie des normes permettent ainsi au juge de dépasser le critère de recevabilité plus formel, lié au seul caractère règlementaire de la circulaire, issu d’une jurisprudence ancienne. Dès lors, une circulaire qui, bien qu’elle ne modifie en rien l’état du droit existant, réitère une règle contraire à une norme supérieure, peut être annulée. Confirmé par une décision d’Assemblée, ce courant jurisprudentiel finira par s’imposer avec la décision Duvignères, et permet au Conseil d’État de se saisir de la légalité de ces instruments au plus tôt, notamment avant que les instructions contenues dans la circulaire soient appliquées par l’Administration, au nom, justement, des exigences issues de la hiérarchie des normes. On comprend que l’argument tiré de la hiérarchie des normes permet de dépasser le formalisme traditionnel au profit d’une approche plus téléologique visant à garantir la cohérence du système juridique hiérarchisé, en prévenant autant que possible les incompatibilités potentielles entre deux instruments – même si, paradoxalement, la circulaire peut plus difficilement être qualifiée de norme ; elle reste toutefois le support potentiel de normes individuelles futures.
De la même manière, les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes justifient, pour le Conseil d’État, la recevabilité du recours contre la décision du Premier ministre refusant de notifier à la Commission européenne une loi instaurant un mécanisme de financement au titre de la réglementation européenne des aides d’État. En effet, pour le juge, une telle décision « se rattache à l’exercice par le Gouvernement d’un pouvoir qu’il détient seul aux fins d’assurer l’application du droit communautaire et le respect des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes ». Ces exigences inhérentes permettent ainsi d’écarter la qualification d’acte de gouvernement d’une telle décision, alors que la question justifiait un examen par l’Assemblée du contentieux, dans la mesure où le doute était permis quant à la nature d’un tel acte, qui peut se rattacher aux rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels. L’argument semble cependant sans portée face à la nécessité d’assurer la correcte application du droit de l’Union européenne.
De plus, le Conseil d’État fonde également la recevabilité de nouveaux moyens sur les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes. Ainsi, la compatibilité d’une disposition législative avec un traité international s’apprécie « non seulement si cette incompatibilité existait dès l’intervention de cette disposition […], mais aussi si elle est apparue postérieurement ». Là encore, le Conseil d’État se fonde sur ces exigences inhérentes pour dépasser le formalisme classique et affiner l’exception d’inconventionnalité en exerçant un contrôle en deux temps pour accueillir le moyen tiré d’un changement de circonstances postérieur à la loi. Cette appréciation plus dynamique de la légalité, initialement justifiée par les exigences tirées de la hiérarchie des normes, connaîtra par la suite des prolongements remarquables.
Dans le même ordre d’idée, un exemple a contrario illustre bien les riches potentialités des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, à propos de la recevabilité de nouveaux moyens : la question s’est posée au Conseil d’État de savoir si l’incompatibilité d’une loi avec les objectifs définis dans une directive constitue un moyen d’ordre public – invocable pour la première fois en cassation. Pour le rapporteur public, une telle évolution jurisprudentielle « étendrait la capacité du Conseil d’État à jouer son rôle de garant de la hiérarchie des normes, au bénéfice d’une meilleure protection de la légalité et de l’état de droit ». Toutefois, conscient de ce que cette solution comporterait « trop d’inconvénients pour un gain limité », le Conseil d’État refuse une telle évolution. On voit cependant que les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes ont le potentiel argumentatif suffisant pour fonder de nouvelles règles contentieuses et peuvent être utilisées dans d’autres contextes pour étendre l’office du juge. Cette tendance s’intensifie en ce que le juge tire également des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes de nouvelles obligations qui pèsent sur l’Administration, plus particulièrement sur le pouvoir réglementaire.
B. Les obligations nouvelles découlant de la hiérarchie des normes
Parce que la décision Nicolo a, selon la commissaire du gouvernement Martine Laroque, « rétabli la hiérarchie des normes juridiques conformément à l’article 55 de la Constitution », il appartenait encore au Conseil d’État d’en tirer toutes les conséquences. Le juge administratif suprême s’y est attelé progressivement en dévoilant un ensemble d’obligations nouvelles pesant sur le pouvoir réglementaire.
Le Conseil d’État consacre tout d’abord ce que Camille Broyelle qualifie d’« obligation de paralysie de la norme législative », au terme d’une affirmation « spectaculaire […] au regard du principe de légalité ». En effet, dans une décision Association de patients de la médecine d’orientation anthroposophique, le Conseil d’État considère que le gouvernement qui a refusé de prendre les mesures d’exécution d’une loi au motif que cette dernière est incompatible avec les objectifs définis par une directive « s’est conformé, ainsi qu’il y était tenu, aux exigences inhérentes à la hiérarchie des normes dans l’ordre juridique interne ». Dès lors, les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes peuvent justifier l’interdiction faite au pouvoir exécutif de prendre les mesures d’exécution d’une loi, puisque lorsque la loi peut être regardée comme inconventionnelle, le gouvernement est dans l’obligation de s’abstenir de prendre les mesures d’exécution. Car en réalité, dans ce nouveau contexte, le gouvernement n’est plus seulement pouvoir exécutif ; il est aussi le garant de la hiérarchie des normes dont il doit tenir compte dans l’accomplissement de ses missions constitutionnelles. On peut entrevoir ici une discrète évolution constituante.
Cette obligation générale de veiller au respect de la hiérarchie des normes se prolonge dans la décision Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire dans laquelle le Conseil d’État, au nom des mêmes exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, accepte d’examiner la légalité du refus du Premier ministre de saisir le Conseil constitutionnel aux fins de déclarer le caractère réglementaire d’une disposition contenue dans un texte législatif. Alors qu’il aurait pu s’agir d’un domaine de pure opportunité politique, la solution se justifie par le fait que la demande vise à mettre ces dispositions formellement législatives en conformité avec une directive européenne : le Premier ministre est alors dans l’obligation d’engager la procédure de délégalisation, pour autant que cette procédure soit la seule manière de respecter la hiérarchie des normes – en l’espèce, le juge reconnaît que le chef du gouvernement disposait d’un large pouvoir d’appréciation sur cette question. Ainsi, le « serviteur de la loi » rappelle à l’autorité en charge de « l’exécution des lois » qu’elle est tenue de faire échec à toute application d’une loi contraire à une norme internationale, on peut mesurer l’évolution de l’office du juge et des obligations du pouvoir réglementaire par la seule obsolescence des formules employées ici.
Enfin, on relèvera que l’attractivité argumentative de ces exigences inhérentes à la hiérarchie des normes semble entraîner une sorte de rétroaction sur d’anciennes solutions jurisprudentielles. En témoigne la décision d’assemblée Villemain du 28 juin 2002, aux termes de laquelle le pouvoir réglementaire se trouve dans l’obligation, « afin d’assurer la pleine application de la loi » d’apporter à la réglementation applicable toutes les modifications « rendues nécessaires par les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes et, en particulier, aux principes généraux du droit », et ce dans un « délai raisonnable ». Cette nouvelle obligation, qui peut au besoin être assortie d’une injonction, vient compléter l’ancien régime de responsabilité pour faute qui prévalait jusqu’ici.
En fin de compte, on voit que le Conseil d’État a pu, grâce à ces exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, renouveler et enrichir son office après la décision Nicolo pour le mettre en conformité avec cette nouvelle configuration. Il le fait par une œuvre prétorienne, parfois de nature constitutionnelle en se fondant sur ces exigences inhérentes qui, in fine, sont avant tout un moyen d’abattre les dogmes et traditions légicentristes. Bruno Genevois considère que la référence à ces exigences inhérentes dans la jurisprudence « n’a rien de fortuit », puisqu’elle « traduit entre autres, la prééminence de plus en plus effective de la Constitution et des engagements internationaux sur […] la loi ». Reste qu’à ce stade, cela ne crée pas moins une « situation paradoxale » : certes, le juge tire profit de ces exigences en étendant son office et son contrôle ; toutefois, on a le sentiment que les conséquences qui découlent de ces exigences ne sont que des constats très objectifs, qui font du Conseil d’État un spectateur de la hiérarchie des normes, presque contraint par celle-ci. Et ces constats sont par essence limités dans leurs effets puisque, comme le rappelle Pierre Brunet, « les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes s’imposent aussi à celui qui les pose ». Pour cette raison, Bruno Genevois considère qu’elles « réduisent l’autonomie du juge administratif » vis-à-vis notamment de ses méthodes d’interprétation. On peut en effet penser que la simple mention de ces exigences « inhérentes » est une manière d’affirmer que juge et autorités administratives se trouvent en situation de compétence liée du fait de la hiérarchie des normes, la solution devant dès lors se déduire logiquement. Pour autant, s’il peut être inhérent à la hiérarchie des normes d’écarter du litige une loi contraire à la Constitution, nulle trace d’une telle audace dans la jurisprudence, ce qui se comprend aisément au regard du cadre dans lequel l’office du juge administratif se déploie. Le juge se trouve alors contraint par une hiérarchie des normes en quelques sorte « fétichisée ».
Mais l’ambiguïté des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes ne s’arrête pas là, comme en témoigne un courant jurisprudentiel plus récent au terme duquel le Conseil d’État semble vouloir s’attaquer à d’autres dogmes.
II. La participation du juge à l’élaboration de la hiérarchie des normes
On pouvait les croire épuisées, arrivées à leur terme en ce sens où le Conseil d’État paraissait avoir tiré toutes les conséquences possibles des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes. Pourtant, elles ont fait un retour fracassant dans la période récente, dans la mesure où le Conseil d’État, au nom des mêmes exigences – d’un point de vue formel à tout le moins –, atteint un degré de création normative bien supérieur à celui des aménagements évoqués jusqu’ici. Il ne s’agit évidemment nullement de découvrir ici l’indéniable pouvoir créateur du juge, particulièrement administratif, mais simplement d’étudier celui qui découle du seul prétexte de la hiérarchie des normes.
Songeons d’abord qu’au nom des seules exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, le Conseil d’État s’érige en juge de la responsabilité du législateur du fait des lois inconstitutionnelles – et inconventionnelles, par rétroaction sur la jurisprudence Gardedieu. Il est intéressant de remarquer que la décision Gardedieu se dispensait de mentionner les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, puisque la méconnaissance des engagements internationaux de la France suffisait à fonder la responsabilité du législateur – ainsi que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Rien de tel dans la décision Société hôtelière Paris Eiffel Suffren de 2019 et on notera que si rien n’obligeait le Conseil d’État à consacrer ce régime de responsabilité, la simple mention des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes semble suffire à le justifier.
Il en est de même avec la décision French Data Network de 2021 et ses suites. Dans cette affaire, l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État se trouve confrontée à la question de la conformité du dispositif français de recueil et de conservation des données de connexion au droit de l’Union européenne au premier chef, puis à la Constitution. La directive « e-privacy » du 12 juillet 2002 avait été transposée par la loi, tout en imposant notamment aux opérateurs de communications électroniques une obligation de conservation généralisée et indifférenciée des données de connexion pour une durée maximale d’un an, pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales. Ce dispositif était contesté au regard du droit européen de la protection des données et le Conseil d’État, saisi du refus du Premier ministre de procéder à l’abrogation des dispositions réglementaires mettant en œuvre cette obligation, avait décidé d’un renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne pour se prononcer sur l’inconventionnalité des dispositions législatives mises en cause par la voie de l’exception. La Cour de justice a alors admis la possibilité d’une telle conservation, mais de manière beaucoup plus stricte que le dispositif français et le Conseil d’État devait en tirer les conséquences.
Pour la première fois, le Conseil d’État refuse d’appliquer un arrêt de la Cour de justice au nom, encore et toujours, des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, placées au frontispice de sa décision avec pas moins de six longs considérants qui viennent au soutien de cette rupture. Tout en rappelant que le respect du droit de l’Union constitue une obligation constitutionnelle (cons. 4), le Conseil d’État émet une réserve découlant de la primauté de la Constitution puisque
dans le cas où l’application d’une directive ou d’un règlement européen, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne, aurait pour effet de priver de garanties effectives l’une de ces exigences constitutionnelles, qui ne bénéficierait pas, en droit de l’Union, d’une protection équivalente, le juge administratif, saisi d’un moyen en ce sens, doit l’écarter dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l’exige. (cons. 5)
En conséquence, l’examen de la conformité d’un acte de droit interne à la législation européenne peut être neutralisé si le Conseil d’État « est saisi par le défendeur d’un moyen […] tiré de ce qu’une règle de droit national, alors même qu’elle est contraire [au droit de l’Union], ne saurait être écartée sans priver de garanties effectives une exigence constitutionnelle » (cons. 7). Ici donc, ce n’est pas l’identité constitutionnelle de la France qui s’oppose au droit de l’Union, comme l’attendaient les commentateurs de la décision Arcelor, mais les « fonctions essentielles de l’État », celles qui, aux termes de l’article 4 § 2 du Traité sur l’Union européenne, consistent à « assurer son intégrité territoriale, [à] maintenir l’ordre public et [à] sauvegarder la sécurité nationale » et que l’Union européenne est tenue de respecter. Les exigences de sécurité publique et, par la suite, la libre disposition des forces armées, « inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation », justifient cette mise de côté de la protection européenne des droits fondamentaux.
On peut observer ici, que le Conseil d’État semble dépasser une conception naturaliste de la hiérarchie des normes qui prévalait jusqu’ici, celle selon laquelle, d’après Pierre Brunet, la hiérarchie des normes est « une donnée objective, qui existe indépendamment [des juges] et à laquelle ils ne peuvent se soustraire ». En effet, on peut considérer ici que, tout en exerçant son office, le Conseil d’État crée de nouvelles normes et les hiérarchise de sa propre autorité, ce qui rétablit le caractère volontariste de l’interprétation, là où la tendance précédemment décrite mettait l’accent sur l’acte de connaissance. Son travail interprétatif n’est pas une entreprise « descriptive et cognitive », en ce sens où c’est le Conseil d’État qui décide ici « du sens, de la valeur et de la portée » des principes qu’il dégage. Au demeurant, il ne le fait pas seul, puisque le procès est le lieu de cette création normative où l’État, représenté par le gouvernement défendeur, est un acteur indispensable au processus. En effet, le moyen tiré du respect de la Constitution n’est pas d’ordre public, mais tient à la diligence et à l’ingéniosité du plaideur, ce qui signifie que la hiérarchie des normes se construit, puisque le juge est impuissant à la constater telle quelle. Ce qui fait dire à certains auteurs que « la “hiérarchie des normes” n’a rien à voir avec cette affaire », mais bien plutôt la volonté du Conseil d’État d’imposer son appréciation à toute autre autorité, la Cour de justice en premier lieu.
On notera d’ailleurs que, au nom des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, d’autres solutions étaient envisageables, sur le plan argumentatif : le Conseil d’État aurait pu opter pour le strict respect du droit de l’Union, justifié par les articles 55 et 88 de la Constitution ; le Conseil d’État aurait même pu accepter, au nom des mêmes exigences, la théorie de l’ultra vires, comme le pressait le Gouvernement, ce qu’il refuse explicitement (cons. 8), puisqu’on peut facilement concevoir qu’il est inhérent à la hiérarchie des normes de s’assurer de la validité d’une norme avant de l’appliquer.
Dès lors, on comprend que la solution dégagée ici par le juge, qui se veut la plus « pacifique » possible – et elle est certainement la plus habile –, n’a rien d’inhérent à la hiérarchie des normes. Il s’agit d’une construction prétorienne qui instrumentalise la hiérarchie des normes au profit du Conseil d’État qui « revendique le dernier mot que la Constitution ne lui a pas confié ». L’idée transparaît d’ailleurs parfaitement dans les conclusions du rapporteur public pour qui « c’est le juge national, qui plus est lorsqu’il se nomme Conseil d’État, qui doit veiller à ce que soit assurée la sauvegarde de la sécurité nationale et de la sécurité publique, sans laquelle, à terme, il n’y a tout simplement plus d’État ». Derrière la hiérarchie des normes, utilisée ici comme un pur argument d’autorité, il y a un rapport de force et une hiérarchisation des pouvoirs des différents organes. Là où la décision Arcelor semblait aplanir et masquer tout conflit en mettant l’accent sur le pluralisme et le réseau normatif, la décision French Data illustre les limites de l’entreprises : la conciliation entre une pluralité de décisions émanant de divers organes s’opère sur un mode hiérarchique, puisqu’il s’agit in fine de désigner l’autorité supérieure aux autres. Ici, il ne s’agit pas tellement de réaffirmer la suprématie de la Constitution ; ni de considérer que celle-ci permet le système de surveillance mis en cause. Il s’agit de construire l’idée que la Constitution exige un tel système, au prix d’un renversement des rôles assez troublant, visant à élaborer une exigence constitutionnelle opposable à la primauté du droit de l’Union. Comme si la Constitution et, par suite, l’État étaient menacés dans leur existence même sans ce système – somme toute assez prosaïque – de recueil des données de connexion. Il y a là une étonnante dramatisation des enjeux. À moins de penser que le Conseil d’État se trouve « contraint de protéger la Constitution des assauts livrés par les règles européennes » – ce qu’il aimerait sans doute faire croire, mais qui relèverait d’une certaine naïveté. En poussant le raisonnement à son terme, on peut d’ailleurs considérer, a contrario, que toute convergence du système français de recueil des données vers le standard européen défini par la Cour de justice, serait inconstitutionnelle, ce qui confine à l’absurde. En réalité, avec cette construction, le Conseil d’État se trouve seul à même de délier le gouvernement de son obligation d’appliquer le droit de l’Union, au prix d’une argumentation fragile légitimée par son rattachement aux exigences inhérentes à la hiérarchie des normes.
Ces dernières sont ainsi souvent un moyen pour le Conseil d’État de faire du droit constitutionnel, au sens strict du terme. Qu’il soit actif ou contemplatif, le Conseil d’État les considère toujours comme un ressort puissant de légitimation de règles prétoriennes, de nature constitutionnelle.
Louis de Fournoux
Maître de conférences en Droit public à l’Université de Strasbourg.
Faculté de droit, de sciences politiques et de gestion.
Institut de recherches Carré de Malberg (UR 3399).
Pour citer cet article :
Louis de Fournoux « Le Conseil d’État : acteur ou spectateur de la hiérarchie des normes ? », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/le-conseil-d'etat-:-acteur-ou-spectateur-de-la-hierarchie-des-normes-1989]