Cet article cherche à montrer que le Conseil d’État se voit comme un interprète authentique de la Constitution et comme un créateur tout aussi authentique de principes constitutionnels que ce soit par le truchement des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, mais aussi des principes généraux du droit. Sur ce dernier point, est défendue l’idée que les principes généraux du droit proprement dits sont en effet des principes constitutionnels non pas tant au sens de leur valeur que de leur teneur : ils sont jugés constitutifs de l’ordre constitutionnel. Cette étude, même modeste, nous permet d’avancer que la singularité du modèle français de justice constitutionnelle tient à une sanction de l’inconstitutionnalité de la loi relativement concentrée et à une interprétation de la Constitution si diffuse qu’elle n’exclut pas la création de principes constitutionnels par le juge dit ordinaire. 

The Conseil d’État and constitutional principles 

This article seeks to show that the Conseil d’État sees itself as an authentic interpreter of the Constitution and as an equally authentic creator of constitutional principles, whether through the fundamental principles recognized by the law of the Republic, or through the general principles of law. On this last point, the ides is defended that the proper general principles of law are indeed constitutional principles not so much in the sense of their value as of their content : they are considered as constitutive of the constitutional order. The study, even modest, teach us that the singularity of the French model of constitutional justice is due to a sanction of the unconstitutionality of the law that is relatively concentrated and to an interpretation of the Constitution that is so diffuse that it does not exclude the creation of constitutional principles by the so-called ordinary judge. 

La séparation du droit constitutionnel et du droit administratif, constamment faite en France, est tout à fait factice. Elle ne répond pas aux faits politiques et sociaux.

Cette idée de sujet nous est venue en lisant cette phrase extraite d’un discours de 2017 de Jean-Marc Sauvé, alors vice-président du Conseil d’État : « L’institution que je préside a, de longue date, montré l’attachement qu’elle porte aux principes constitutionnels dont elle n’a jamais cessé d’affirmer la primauté et la portée, chaque fois que cela s’avérait nécessaire. » L’invocation de « principes constitutionnels » est assurément équivoque : à quels principes fait-il précisément référence ? renvoie-t-il à des principes constitutionnels écrits et/ou non écrits ? évoque-t-il des principes à valeur constitutionnelle et/ou des principes à teneur constitutionnelle, c’est-à-dire des principes formellement et/ou matériellement constitutionnels ? Assurément, même si c’est bien ce qui en fait tout l’intérêt, une telle expression soulève plus de questions qu’elle n’apporte en elle-même de réponse. Pour tenter de lui donner un sens, il convient de l’inscrire dans la problématique générale qui préside à cette manifestation scientifique : le Conseil d’État fait-il du droit constitutionnel et, si oui, quel droit constitutionnel fait-il ? En d’autres termes, existe-t-il un droit constitutionnel du Conseil d’État, comme on peut considérer qu’il existe un droit administratif de la Cour de cassation ?

Préalablement, il faut bien s’accorder sur le sens de l’expression droit constitutionnel. S’il s’agit de l’entendre au sens de discipline, un obstacle s’impose immédiatement. Il tient au fait que si la France ne se distingue pas par une « culture de la Constitution », elle est fortement marquée par « une culture administrative du droit constitutionnel » dont le Conseil d’État est justement à l’origine et qui a infusé jusqu’aux constitutionnalistes. Une telle culture explique certainement pourquoi on a pu soutenir que le Conseil d’État pouvait « traiter une question de droit constitutionnel comme s’il s’agissait d’un problème de droit administratif », bref il était naturellement conduit à interpréter la Constitution par un raisonnement purement administrativiste. Si on comprend cette formulation comme signifiant qu’en matière constitutionnelle le Conseil d’État tend à raisonner en termes de pure logique juridique ou de pure technique juridique, c’est-à-dire indépendamment de toutes considérations politiques, une telle appréciation semble devoir être nuancée. En effet, le Conseil d’État traite de la Constitution certes comme une norme, mais anormale si l’on peut dire, et ce, pour au moins deux raisons : elle est non seulement la norme des normes, mais elle est aussi une « une norme “hors norme” ».

La première raison tient bien sûr à la place reconnue à la Constitution dans la hiérarchie des normes et au fait que le Conseil d’État hier gardien de la loi se fait désormais expressément gardien de la Constitution. Or, la primauté formelle de la Constitution, affirmée avec tant de clarté, se justifie aussi par sa substance matérielle. En d’autres termes, cette primauté formelle obéit au moins autant à une logique juridique qu’à une logique spécifiquement constitutionnelle et donc aussi politique qui fait de la Constitution la charte juridique de l’État (conception de l’État) produite par le pouvoir constituant (conception de la démocratie).

La seconde raison découle du fait que le Conseil d’État ne réduit pas la Constitution à une simple norme dans la mesure où il ne la voit pas comme « un bien propre au juge constitutionnel d’une façon générale, mais [comme] un bien commun à l’ensemble de l’ordre juridique interne, ainsi fragmenté entre plusieurs fonctions et plusieurs interprètes ». C’est d’ailleurs bien cette conception qui explique, comme nous le verrons, sa jurisprudence sur les principes constitutionnels, que ce soit les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR) ou les principes généraux du droit (PGD).

Plus encore, mais alors en se détachant de la thématique spécifique des principes constitutionnels, on ne saurait réduire la jurisprudence constitutionnelle du Conseil d’État à une simple jurisprudence technique dénuée de toute attention envers la matérialité politique du droit constitutionnel. Par exemple, sur l’interprétation institutionnelle de la Constitution de 1958, Séverine Leroyer a bien montré qu’à gros traits la jurisprudence constitutionnelle du Conseil d’État est progressivement passée d’une « opposition à l’interprétation gaulliste de la Constitution », dont l’arrêt Canal de 1962 offre l’illustration symbolique, à une « adaptation à la pratique présidentielle ». Une telle « adaptation » renvoie à ce que le commissaire du gouvernement David Kessler a appelé, dans ses conclusions sur l’arrêt Meyet de 1992, une conformation au « réalisme du droit constitutionnel », c’est-à-dire ici à la nécessaire prise en compte du fait politique que l’arbitre est devenu capitaine ! Nous interprétons cet appel au « réalisme » comme l’expression d’une conviction qu’il n’est pas pleinement possible d’interpréter la Constitution sans intégrer les rapports de force politique, soit la pratique effective du pouvoir, car c’est bien in fine à l’aune de ce « réalisme » que le Conseil d’État décida de ratifier l’emprise ou « la captation » d’une partie du pouvoir réglementaire du Premier ministre par le président de la République. C’est ce même « réalisme » qui s’illustre dans le considérant de principe de l’arrêt d’Assemblée du 8 avril 2009, MM. Hollande et Mathus. En effet, en mettant un terme à une politique jurisprudentielle qui excluait le décompte du temps de parole du président de la République, le Conseil d’État délaissait, certes avec retard, une conception irréaliste du rôle effectif du chef de l’État sous la ve République.

Même si on entend maintenir l’idée que le Conseil d’État a, jusqu’à un certain point en tout cas, une conception que l’on peut dire administrativiste de la Constitution, on doit reconnaître qu’elle ne diffère guère de la conception qu’en ont désormais la majorité des constitutionnalistes eux-mêmes. Qu’est-ce qu’en effet le « nouveau droit constitutionnel » promu par Louis Favoreu, c’est-à-dire « ce changement radical de perspective sur la matière [qui] a fini par s’imposer et est devenu doctrine dominante », sinon l’avènement d’une conception administrativiste de la Constitution par les constitutionnalistes eux-mêmes ? Une telle vue aboutit à une sorte de déconnexion entre le primat substantiel du droit administratif sur l’ensemble du droit public et donc du droit constitutionnel soit une conception administrativiste du droit constitutionnel et la primauté formelle de la Constitution qui, comme on le sait, conduira à l’édification de la théorie de « la constitutionnalisation des branches du droit », et donc du droit administratif, par ce même Louis Favoreu. Reste bien sûr la question décisive de savoir si cette conception administrative du droit constitutionnel – et sa conséquence qu’est l’inféodation du contentieux constitutionnel au contentieux administratif – est réellement appropriée pour rendre compte de la singularité du droit constitutionnel.

L’obstacle évoqué est en tout cas moins dirimant pour le droit constitutionnel au sens de corpus de règles constitutionnelles. À cet égard, la thématique des principes nous semble offrir un terrain d’élection pour tenter de cerner le droit constitutionnel du Conseil d’État et notamment de mesurer les conflits interprétatifs entre le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel ainsi que le degré d’autonomie revendiquée par le premier par rapport à la jurisprudence du second. Par exemple, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel ont longtemps divergé sur la nature et la portée de la règle juridique découlant du silence observé par l’administration. Dans sa décision Protection des sites du 26 juin 1969, le Conseil constitutionnel a constaté l’existence d’« un principe général de notre droit » jusqu’alors non reconnu par le juge administratif, selon lequel le silence gardé par l’administration vaut rejet. Le Conseil d’État a résisté à cette orientation avant de reconnaître en 2001, lui aussi, « un principe général du droit selon lequel le silence gardé par l’Administration vaut décision de rejet ». En fait, le conflit interprétatif n’a été vidé que par l’intervention du législateur et l’entrée en vigueur de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations et désormais la loi du 12 novembre 2013 qui en renverse le principe, l’adage populaire « qui ne dit mot consent » devenant ainsi une réalité (relative) en droit administratif. Cet exemple semble attester une certaine réticence du Conseil d’État à se soumettre pleinement aux interprétations du Conseil constitutionnel, ce qu’il faudra vérifier plus avant.

Sauf à être démenti, il n’y a pas de raison suffisante pour se lancer dans une discussion théorique savante entre les catégories de normes et de principes au regard de la jurisprudence du Conseil d’État. Il y a même deux raisons essentielles pour y résister. La première tient tant à l’« insécurité conceptuelle » inhérente aux principes en droit, qu’aux flottements terminologiques existants spécifiquement dans sa jurisprudence, le Conseil d’État pouvant évoquer l’existence de « principes constitutionnels », de « principes fondamentaux », de « principes traditionnels de droit public », de « principes » sans autre forme de précision, etc. La seconde, plus décisive encore, tient au fait que quand le Conseil d’État parle d’un « principe », il parle, en fait comme en droit, d’une règle de droit, c’est-à-dire d’une règle de nature juridique. Indépendamment de la question de la valeur juridique à reconnaître aux principes généraux du droit sur laquelle nous reviendrons plus tard, c’est bien ce que rappelle Bruno Genevois quand il écrit que pour le Conseil d’État « les principes généraux du droit ont la valeur d’une règle de droit positif et leur méconnaissance équivaut à une violation de la règle de droit ».

Quel type de « principes constitutionnels » convient-il alors de retenir ? Il serait possible d’évoquer les principes constitutionnels identifiés comme tels dans le texte constitutionnel, à l’instar de celui de libre administration des collectivités territoriales, ou encore les principes constitutionnels que l’on pourrait considérer comme propres au droit constitutionnel à l’instar du principe de séparation des pouvoirs, mais on préférera se concentrer ici sur les principes constitutionnels entendus comme des règles constitutionnelles écrites ou non écrites que le Conseil d’État dégage lui-même à travers sa jurisprudence. Un tel choix se justifie aisément. Premièrement, de tels principes sont consensuellement reconnus, ce qui ne serait pas nécessairement le cas, par exemple, pour tous les principes propres au droit constitutionnel. Secondement, ces principes sont de nature, plus que les autres, à révéler la conception du droit constitutionnel du Conseil d’État. Pour ce dernier, le droit constitutionnel est avant tout le droit de la Constitution, au sens du droit du texte constitutionnel, mais le droit constitutionnel positif ne se limite pas au texte constitutionnel, comme en témoigne justement sa jurisprudence sur les principes constitutionnels tels que nous les comprenons ici.

Nous tenterons donc d’apprécier la façon dont le Conseil d’État fait du droit constitutionnel à travers l’invocation de principes, que ce soit des principes à valeur constitutionnelle dégagés à partir de la Constitution que sont les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (I), ou des principes à teneur constitutionnelle dégagés au-delà de la Constitution que sont les principes généraux du droit (II).

I. Les principes à valeur constitutionnelle à partir de la Constitution : l’enseignement des PFRLR

La première catégorie désormais bien identifiée de « principes constitutionnels » qu’il s’agit d’évoquer est donc celle des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR). Rappelons qu’un PFRLR est une norme non formalisée (« principe ») essentielle (« fondamental ») posée (« reconnu ») par un législateur républicain (« par les lois de la République ») antérieurement à la ive République dans le domaine des droits et des libertés des individus et qui a été suivie avec une constance dans l’application réputée suffisante. À ce jour, le Conseil d’État a reconnu de sa propre autorité l’existence de trois PFRLR : la liberté d’association en 1956, la laïcité en 2001 et l’interdiction d’autoriser une extradition dans un but politique en 2006.

Si la Constitution est bien une source directe de principes à valeur constitutionnelle que le Conseil d’État oppose par sa jurisprudence aux autorités administratives, on ne peut donc que constater que la jurisprudence du Conseil d’État est aussi une source directe de principes à valeur constitutionnelle. Pour tenter de tirer les enseignements sur ce que cela nous dit du droit constitutionnel du Conseil d’État, nous prendrons l’exemple de la laïcité et surtout celui du refus d’extradition pour un but politique.

Dans un arrêt de 2001, le Conseil d’État a jugé que « les préambules des constitutions des 27 octobre 1946 et 4 octobre 1958 ont réaffirmé les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, au nombre desquels figure le principe de laïcité », position réitérée quelques mois plus tard, et ce, sans aucune référence au texte de la Constitution (article 1er). Ultérieurement, il se référera « au principe constitutionnel de laïcité », sans que l’on puisse, sinon subjectivement, déterminer la portée effective de cette inflexion sémantique. Pour aller à l’essentiel, il ressort de cet exemple que le Conseil d’État a volontairement décidé de ne pas se référer expressément au texte même de la Constitution, suggérant que des règles constitutionnelles peuvent exister au-delà du texte constitutionnel.

Plus intéressant encore est l’arrêt Koné de 1996, notamment en raison de ce que cela dit du droit constitutionnel du Conseil d’État et des réactions doctrinales qu’il a suscitées. Contraint en raison de sa jurisprudence Nicolo d’écarter le moyen tiré de la méconnaissance de l’article 5-2 de la loi de 1927, le commissaire du gouvernement Delarue va recommander au Conseil d’État de « contourner cette jurisprudence » par la « reconnaissance d’un principe général du droit de l’extradition, selon lequel l’État requis refuse l’extradition lorsqu’elle est demandée dans un but politique », considérant qu’il y a « quelque paradoxe à reconnaître dans la salle d’Assemblée générale des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et dans la salle du Contentieux des principes généraux du droit, sur des sujets fort voisins » : deux salles, deux principes… Le Conseil d’État n’hésitera pourtant pas à reconnaître un « principe fondamental reconnu par les lois de la République, selon lequel l’État doit refuser l’extradition d’un étranger lorsqu’elle est demandée dans un but politique », rappelant ainsi qu’il est maître de l’interprétation du texte constitutionnel et compétent pour reconnaître de tels principes, et ce, dans toutes les salles du Palais-Royal !

Ces conclusions partiellement contraires témoignent des atermoiements, au sein même du Conseil d’État, autour de la question de la valeur constitutionnelle de certains principes généraux du droit. Par exemple, Guy Braibant, dans une lettre adressée à Bruno Genevois le 10 juin 1999, contestait l’interprétation donnée à l’arrêt Koné dans le GAJA en ces termes :

Je demeure persuadé, et il me semble que c’est l’opinion courante, que certains principes généraux du droit ont par eux-mêmes une valeur constitutionnelle, sans avoir été reconnus expressément par les lois de la République. C’est le cas en particulier, dans la conception du Conseil d’État, des droits de la défense et du droit de recours. […] Ce serait une régression considérable que d’éliminer la catégorie des principes généraux du droit à valeur constitutionnelle (je préfère ne pas dire PGDVC).

Au regard des PGD, il y a en effet deux façons de lire l’arrêt Koné.

La première revient à considérer que le Conseil d’État s’est senti contraint de dégager un PFRLR parce que désormais il pense qu’aucun PGD ne peut plus avoir de valeur constitutionnelle. Or, pour parvenir à confronter une convention internationale à un principe de valeur supérieur, il fallait nécessairement reconnaître un principe à valeur constitutionnelle et donc invoquer un PFRLR. Paradoxalement et en un sens, en reconnaissant un PFRLR, le Conseil d’État aurait donc reconnu son incompétence normative à créer des normes à valeur constitutionnelle !

La seconde est que le Conseil d’État s’est considéré comme libre de dégager un PFRLR au titre de sa plénitude de compétence d’interprétation lato sensu de la Constitution, manifestant par-là qu’il se voit comme copartageant la maîtrise de la détermination des grands principes de l’État de droit républicain. On peut d’ailleurs considérer que la principale conséquence de l’arrêt Arrighi de 1936, dans lequel il se déclare incompétent pour opérer un contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires, réside précisément dans son ardente défense de son pouvoir autonome d’interprétation constitutionnelle. C’est ce que laisse à penser ce propos de Bruno Genevois : « C’est bien parce qu’il s’agit d’une composante de la Constitution que la reconnaissance d’un PFRLR n’est pas l’apanage du Conseil constitutionnel, même si lui seul a le pouvoir de censurer une loi qui y serait contraire. » On pourrait néanmoins remarquer que le principe consacré en l’espèce n’est en rien une « composante » de la Constitution, mais que seule la catégorie de PFRLR l’est, et que donc la valeur constitutionnelle unanimement reconnue aux PFRLR est contestable. Considérer qu’ils ont « leur fondement dans un texte constitutionnel » repose sur une confusion contestable ou à tout le moins discutable entre la source normative de la catégorie et la valeur juridique du principe qui en découle. Par ailleurs, considérer que les PFRLR « sont théoriquement rattachés à un texte et appartiennent ainsi au droit écrit et non au droit jurisprudentiel » postule que la jurisprudence relève du droit non écrit, ce qui apparaît tout de même bien singulier : le droit non écrit est un droit non dit ; quand il est dit, il devient du droit écrit. Si de tels principes sont bel et bien contenus dans des lois ordinaires, on devrait leur attribuer une valeur législative et si on préfère considérer que de tels principes ne naissent à la vie juridique qu’à partir du moment où ils sont dégagés par le juge, en appliquant aux PFRLR la fameuse thèse de René Chapus relative aux PGD, on devrait dire qu’un PFRLR a soit une valeur infra-législative et supra-décrétale s’il est découvert par le Conseil d’État, soit une valeur supra-législative et infra-constitutionnelle s’il l’est par le Conseil constitutionnel.

Quoi qu’il en soit de la valeur constitutionnelle ou non des PFRLR, la reconnaissance d’un tel principe par le Conseil d’État non encore consacré par le Conseil constitutionnel est apparue pour les tenants du « nouveau droit constitutionnel » comme soulevant « un problème majeur » en tant qu’elle traduisait une immixtion jugée illégitime du juge administratif dans le domaine réservé du juge constitutionnel identifié au seul Conseil constitutionnel. Le juge administratif avait fait quelque chose que seul le Conseil constitutionnel était en droit de faire. En d’autres termes, ce qui était contesté, ce n’était pas tant que le Conseil d’État avait fait du droit, mais qu’il avait fait du droit qu’il n’avait pas le droit de faire : « [S]eul le Conseil constitutionnel, écrit Louis Favoreu, est en situation de consacrer l’existence d’une norme constitutionnelle par cela même qu’il a seul un statut de juge constitutionnel […]. » Il faut dire que dans le champ spécifique des principes constitutionnels que sont les PFRLR, le Conseil d’État semble adopter une certaine déférence envers la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

La thématique des PFRLR permet en tout cas de souligner que de nombreux auteurs tendent à confondre la question du monopole du Conseil constitutionnel en matière de contrôle de constitutionnalité des lois et la question du monopole du Conseil constitutionnel en matière d’interprétation constitutionnelle, ce qui conduit à obscurcir le droit constitutionnel du Conseil d’État.

Si le premier monopole (le monopole du Conseil constitutionnel en matière de contrôle de constitutionnalité des lois) est autant incontesté qu’incontestable, on doit néanmoins bien le nuancer, et ce, au moins de quatre façons.

Premièrement, il convient de relever que le monopole de nullification du Conseil constitutionnel n’est reconnu par le Conseil d’État que dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois prévu dans les articles 61 et 61-1 de la Constitution. Cela explique pourquoi le Conseil d’État se reconnaît compétent pour « nullifier » pour inconstitutionnalité des lois qui n’en seraient pas formellement, mais aussi pourquoi il se reconnaît compétent pour constater l’abrogation par la Constitution des lois antérieures (à son entrée en vigueur) et inconciliables avec elle :

S’il n’appartient pas au juge administratif d’apprécier la conformité d’un texte législatif aux dispositions constitutionnelles en vigueur à la date de sa promulgation, il lui revient de constater l’abrogation, fût-elle implicite, de dispositions législatives qui découle de ce que leur contenu est inconciliable avec un texte qui leur est postérieur, que celui-ci ait valeur législative ou constitutionnelle.

Le Conseil d’État juge en effet que la constatation de l’abrogation par la Constitution d’une loi antérieure à elle et inconstitutionnelle se distingue de l’abrogation d’une loi dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité, ce qui est contestable, mais surtout témoigne du fait que si le Conseil d’État reconnaît au Conseil constitutionnel un monopole d’abrogation de la loi dans le cadre du contrôle de constitutionnalité, il n’exclut pas d’abroger lui-même une loi pour inconstitutionnalité en dehors d’un tel contrôle. En d’autres termes, le Conseil d’État est respectueux du monopole du Conseil constitutionnel de prononcer la sanction de l’inconstitutionnalité d’une loi dans le cadre du contrôle prévu par la Constitution, mais ne lui reconnaît pas une compétence exclusive pour « nullifier » une loi.

Deuxièmement, il faut rappeler que le Conseil d’État « assure un contrôle systématique de la constitutionnalité des lois dans le cadre de son action consultative » et s’interroger sur la portée effective de ce contrôle consultatif sur le contrôle juridictionnel du Conseil constitutionnel en raison de « la grande convergence entre ses avis [ceux du Conseil d’État] et la jurisprudence ultérieure du Conseil constitutionnel ». En d’autres termes, ce contrôle consultatif de constitutionnalité qui, en apparence, doit seulement permettre de prévenir une déclaration de non-conformité de la loi par le Conseil constitutionnel, ne décide-t-il pas en fait, bien que dans une mesure qui reste à déterminer, de la déclaration de constitutionnalité du Conseil constitutionnel, devenant par-là même une sorte de préjugement de constitutionnalité ? Cette question est d’autant plus importante que l’on sait que le Conseil constitutionnel, parfois perçu comme une sorte de succursale du Conseil d’État, du fait de sa position de nouvel arrivant (primauté historique du Conseil d’État) et de la position institutionnelle singulière du Conseil d’État (primauté institutionnelle du Conseil d’État), induit une forte déférence du premier envers le second – déférence sans nul doute entretenue par la pratique consistant à désigner comme secrétaire général du Conseil constitutionnel un membre du Conseil d’État.

Troisièmement, il est possible de soutenir que le Conseil d’État opère un contrôle matériel de la constitutionnalité des lois par son contrôle formel de leur conventionnalité dans le cadre de son action contentieuse, en tout cas quand sont en jeu des droits fondamentaux.

Quatrièmement, on ne peut que constater que son office de filtre dans le cadre de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) le conduit nécessairement à juger de la constitutionnalité de la loi pour déterminer notamment si la conformité d’une loi aux droits et libertés garantis par la Constitution ne soulève pas de difficultés sérieuses.

Sur le second monopole (le monopole du Conseil constitutionnel en matière d’interprétation constitutionnelle), certains auteurs, dont Olivier Jouanjan, ont bien montré qu’une telle confusion, qui dérive d’une interprétation dogmatique du « modèle européen de justice constitutionnelle » lui-même faussement confondu avec un « modèle kelsénien de la justice constitutionnelle », ne saurait être retenue. Elle est d’ailleurs pleinement démentie par le droit positif notamment sur la question de l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel. Pour le Conseil d’État, l’autorité de chose jugée des décisions du Conseil constitutionnel n’équivaut pas à une autorité de la chose interprétée, comme le soutient, par ces termes exemplaires, le commissaire du gouvernement Mattias Guyomar : « Si, en vertu de l’article 62 de la Constitution, les décisions du Conseil constitutionnel “s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles”, vous n’êtes en revanche pas tenus par l’interprétation que le Conseil constitutionnel donne de la Constitution. » Dans l’exercice de leurs compétences respectives, les juridictions ordinaires se considèrent comme des interprètes de la Constitution tout aussi « authentiques » que le Conseil constitutionnel.

Une question complémentaire affleure alors : peut-on dire du Conseil d’État qu’il est un « juge constitutionnel » ? Suffit-il qu’un juge ordinaire traite ordinairement de questions formellement et/ou matériellement constitutionnelles pour en déduire qu’il devient un juge constitutionnel ? Dit différemment, qu’est-ce qui fait d’un juge un juge constitutionnel ? La question est loin d’être anodine tant il est vrai que le juge constitutionnel n’existe que si et parce qu’il n’est pas (vu comme) un juge ordinaire et que la notion moderne de la constitution n’est censée n’avoir pour spécificité que de se voir reconnaître un statut juridique différent d’une loi ordinaire appelant un juge distinct du juge ordinaire.

La réponse classique, fondée sur l’identification du juge constitutionnel à la justice constitutionnelle et cette dernière au contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires, entraîne l’identification du juge constitutionnel à celui qui opère un tel contrôle, en l’occurrence pour la France au Conseil constitutionnel. L’arithmétique juridique classique donne donc l’équation suivante : juge constitutionnel = Conseil constitutionnel, et ce, dans la mesure où une « Cour constitutionnelle », au sens générique du terme, ne peut être qu’« [u]ne juridiction créée pour connaître spécialement et exclusivement du contentieux constitutionnel, située hors de l’appareil juridictionnel ordinaire et indépendante de celui-ci comme des pouvoirs publics ». Le critère retenu est donc un critère formel et organique, soit l’attribution d’une compétence particulière (contrôle de constitutionnalité des lois) à un organe spécifique (Conseil constitutionnel). Un tel critère a ses mérites, mais il a notamment pour conséquence délétère de délaisser l’apport des juridictions ordinaires et donc du Conseil d’État au droit constitutionnel.

Pour qualifier le Conseil d’État de juge constitutionnel, il convient donc de découpler la notion de « juge constitutionnel » de celle de « Conseil constitutionnel ». Un des premiers auteurs en France qui a tenté de casser ce lien est Georges Vedel. Dans sa préface rédigée pour la thèse de Francine Batailler, il a cette formule :

Le Conseil d’État n’est pas gardien de la Constitution au sens où le sont telle ou telle Cour constitutionnelle ou la Cour suprême des États-Unis. Mais il est « juge constitutionnel » parce que sa mission juridictionnelle comporte normalement, dans les limites de sa compétence, l’interprétation et l’application de la Constitution.

L’éminent auteur propose donc de distinguer les notions de « gardien de la Constitution » et de « juge constitutionnel » pour faire du Conseil d’État un « juge constitutionnel » au sens d’un interprète de la Constitution, mais non un « gardien de la Constitution » au sens d’un protecteur de la Constitution. Une telle distinction apparaît trop fragile tant il semble difficilement contestable que le Conseil d’État est aussi un gardien de la Constitution. Y a-t-il donc d’autres voies ? L’une d’elles consisterait à appliquer un critère matériel de la règle applicable par le juge, mais un tel critère serait assurément trop large : s’il y a juge constitutionnel du seul fait qu’une règle de valeur ou de teneur constitutionnelle se trouve appliquée à l’occasion d’un litige, alors une partie considérable du contentieux administratif, et bien au-delà, se transformerait en contentieux constitutionnel. Il semble que la seule voie possible consisterait à opérer une distinction entre la justice constitutionnelle et le contrôle de constitutionnalité en repensant la notion de justice constitutionnelle. Plus précisément, il s’agirait notamment d’intégrer dans la justice constitutionnelle le contrôle de constitutionnalité d’autres types de normes et notamment celles de l’organe exécutif en s’inspirant, en tout cas jusqu’à un certain point, de Kelsen. Puisque le Conseil d’État fait du droit constitutionnel comme un juge administratif, c’est-à-dire en se fondant essentiellement sur le terrain de la légalité administrative, il ne peut être qualifié de juge constitutionnel, mais pour autant, comme en témoigne ce colloque, il convient de s’intéresser et d’évaluer ce que ce juge administratif apporte au droit constitutionnel. Peut-être que la moins mauvaise façon de présenter les choses consisterait à dire, en distinguant rigoureusement l’organe (juridiction constitutionnelle) de la fonction (justice constitutionnelle), que le Conseil d’État n’est certes pas un juge constitutionnel, mais qu’il participe pleinement à l’exercice de la justice constitutionnelle.

Quoi qu’il en soit sur ce point, pour le Conseil d’État, le texte constitutionnel lato sensu constitue donc une source directe de principes à valeur constitutionnelle qu’il a vocation à rendre opposables. Le Conseil s’estime dans son droit pour dégager un PFRLR, mais est-ce conforme au droit ? En d’autres termes, d’où tire-t-il une telle habilitation ? Force est de constater qu’aucun fondement juridique n’interdit au Conseil d’État de dégager des PFRLR, mais qu’aucun fondement juridique ne l’y habilite non plus. Sa compétence ne dérive pas d’une habilitation textuelle expresse, mais d’une habilitation négative qui tient à l’absence de compétence générale du Conseil constitutionnel en matière constitutionnelle. Notons d’ailleurs qu’il n’y a pas plus de fondement positif pour reconnaître un monopole d’interprétation constitutionnelle au Conseil constitutionnel, qu’il n’y en a un pour reconnaître un monopole d’interprétation constitutionnelle aux acteurs juridictionnels – on pense ici évidemment aux acteurs politiques. Ainsi, si le monopole du Conseil constitutionnel est absolu sur son pouvoir de nullification (de sanction) des lois dans le cadre de son contrôle de constitutionnalité, sa compétence en matière d’interprétation constitutionnelle est relative. Le Conseil d’État s’attache en tout cas à remplir pleinement l’office juridictionnel dont il s’estime lui-même investi. L’enseignement à tirer des PFRLR est alors double : le Conseil d’État se voit comme un interprète authentique de la Constitution et comme un créateur tout aussi authentique de principes à valeur constitutionnelle. Reste à faire place aux principes à teneur constitutionnelle.

II. Les principes à teneur constitutionnelle au-delà de la Constitution : l’enseignement des PGD

Évoquer des principes à teneur constitutionnelle revient à s’intéresser à la question du contenu matériel du droit constitutionnel. Matériellement, le droit constitutionnel est classiquement défini comme un ensemble des règles relatives à l’organisation des pouvoirs publics (séparation des pouvoirs) et à la protection des droits et libertés (garantie des droits). Peut-on au regard de cette conception classique discerner une approche matérielle de la Constitution du Conseil d’État ? Bien sûr, on peut soutenir en première approximation que le Conseil d’État ne peut pas ne pas s’intéresser à la Constitution au sens matériel ne serait-ce que parce que « [b]ien des problèmes et des domaines de la Constitution matérielle ne parviennent pas au juge constitutionnel, faute de compétence du juge et faute de saisine », mais il s’agit ici pour nous surtout de montrer que le droit constitutionnel matériel ou substantiel du Conseil d’État se dévoile surtout à travers sa « théorie » des principes généraux du droit.

Lors du premier colloque, Patrick Wachsmann a déjà évoqué la question des PGD. Notre seule justification (ou excuse…) d’y revenir tient au fait que nous considérons que le cœur du droit constitutionnel substantiel ou matériel du Conseil d’État gît dans cette catégorie. Si rigoureusement parlant, pour le Conseil d’État, un « principe général du droit » n’est pas un principe général du droit administratif, pas plus qu’il ne s’agit d’un principe général du droit constitutionnel, c’est bien leur substance constitutive de l’ordre constitutionnel qui doit conduire à leur reconnaître une valeur constitutionnelle.

Ce droit constitutionnel substantiel concerne essentiellement les droits et libertés des individus et assez peu le droit constitutionnel institutionnel. Sur ce point, on peut néanmoins relever que le Conseil d’État a élevé au rang de principe général du droit le principe de continuité de l’État retraduit en principe de continuité des services publics, soit l’État en action, en « principe fondamental ». Reste que les PGD condensent essentiellement le constitutionnalisme libéral du Conseil d’État. Félix Bouffandeau, présidant la section du contentieux au moment historique où cette catégorie a été expressément forgée, les définissait d’ailleurs expressément comme « une œuvre constructive de la Jurisprudence, réalisée pour des motifs supérieurs d’équité, afin d’assurer la sauvegarde des droits individuels des citoyens». À travers sa jurisprudence relative aux PGD, le Conseil d’État a forgé une véritable « constitution des droits », qui a œuvré au véritable changement de paradigme du droit administratif qui de droit de l’État tend désormais à devenir de plus en plus un droit de l’individu, conformément à l’idéal de l’État de droit. Dans ces conclusions sur l’arrêt du 25 juin 1948, Société du Journal l’Aurore, qui consacre expressément le principe général du droit de non-rétroactivité des actes administratifs, le commissaire du gouvernement Maxime Letourneur n’hésitait d’ailleurs pas à voir dans ce principe « l’un des principes fondamentaux du Droit moderne », sa reconnaissance apparaissant alors comme un nouvel « acte de foi dans la suprématie du Droit ». Ici gît le principe même des PGD : ils répondent à l’exigence de prééminence du droit, c’est-à-dire à ce que l’on désigne désormais sous le vocable d’État de droit. Définis comme « un vaste fonds de règles écrites ou coutumières, dont la Révolution française de 1789 a fourni la base et dont le contenu s’est enrichi pendant plus de cent cinquante ans au fur et à mesure du développement de la démocratie », ces principes permettent au Conseil d’État de « soumettre l’ensemble de la vie publique à une éthique dont il définit les éléments en dehors de tout texte écrit ».

Si la notion de « principes généraux du droit applicables même en l’absence de texte » – formule désormais ramassée sous le simple vocable de « principes généraux du droit » – est apparue dans la jurisprudence du Conseil d’État avec l’arrêt d’Assemblée Aramu du 26 octobre 1945, le concept est en fait bien antérieur. C’est finalement à ces mêmes principes que faisait déjà référence Édouard Laferrière à la fin du xixe siècle lorsqu’il rappelait que le Conseil d’État se fonde « lorsque les textes font défaut, [sur] des principes traditionnels, écrits ou non écrits, qui sont en quelque sorte inhérents à notre Droit public et administratif ». Les principes généraux du droit existaient donc avant même qu’ils soient expressément mentionnés, mais il a fallu attendre la Libération pour que soit élaborée une véritable théorie. C’est en effet le régime de Vichy qui a justifié que le Conseil d’État se mette « à construire cette théorie des “principes généraux du droit” ce qu’il s’était jusqu’alors refusé à faire, bien que sa Jurisprudence en fût tout imprégnée ». L’élaboration d’une théorie des PGD a alors permis d’attester l’adhésion pleine et entière du Conseil d’État aux valeurs démocratiques, républicaines et libérales et sonnait, en creux, comme une défense pro domo d’une institution qui n’avait pas toujours œuvré (doux euphémisme) conformément aux principes de justice n’hésitant pas à assurer une collaboration institutionnelle avec le régime de Vichy et à apporter sa caution juridictionnelle à l’application de sa législation illibérale. Le Conseil d’État, ayant perdu une large partie de sa légitimité, a décidé de recourir aux PGD pour la regagner, même si cela a ouvert la question de sa légitimité à dégager des principes constitutionnels réputés non écrits, accusés d’usurper les fonctions du législateur, de faire le droit plutôt que de se contenter de l’interpréter et de l’appliquer, bref de se livrer à ce que l’on appelle de l’activisme judiciaire.

La Libération marque donc une véritable rupture puisqu’avant, il apparaissait au Conseil d’État « inutile de mentionner des principes directement inspirés du régime démocratique et liés à celui-ci en un pays où ce régime n’était ni discuté, ni mis en péril par les gouvernants ». Ainsi, le Conseil d’État, dans une affaire révélatrice de la désinvolture de l’Administration au sortir de l’après-guerre, va être conduit à poser le principe général du droit de l’ouverture du recours pour excès de pouvoir contre tous les actes administratifs, non seulement en l’absence de tout texte législatif ou réglementaire, mais même dans les hypothèses où la loi aurait expressément déclaré qu’ils étaient insusceptibles de tout recours contentieux. Comme le souligne justement Patrick Wachsmann, on passe de principes généraux du droit existants « même sans texte » à des principes généraux « même contre un texte ». C’est le fameux arrêt d’Assemblée du CE du 17 février 1950, Dame Lamotte qui l’illustre le plus nettement. En l’espèce, une loi datée de 1943 avait précisé qu’une décision préfectorale de concession de terrain agricole ne pourrait faire l’objet d’« aucun recours administratif ou judiciaire ». Le Conseil d’État a pourtant jugé que la loi de 1943 n’avait pu exclure le recours pour excès de pouvoir contre l’acte de concession, car ce recours existe « même sans texte » et a « pour effet d’assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité ». Les conseillers d’État Michel Rougevin-Baville, Renaud Denoix de Saint-Marc et Daniel Labetoulle n’hésitent pas à s’affranchir des circonvolutions d’usage pour écrire :

Il y a enfin des cas, rarissimes, mais spectaculaires, où le juge entre en rébellion contre une disposition claire et précise de la loi : ce sont les arrêts Dame Lamotte de 1950 et D’Aillières de 1947, qui ouvrent la possibilité du recours pour excès de pouvoir ou du recours en cassation dans des hypothèses où la loi avait exclu « tout recours ».

Cette formule, même si elle n’oblitère pas, comme souvent, le pouvoir normatif du Conseil d’État, altère néanmoins l’essence des PGD. En effet, l’arrêt Dame Lamotte ne constitue pas une exception, mais le révélateur du principe même des PGD.

Pour le démontrer, nous nous concentrerons sur un autre arrêt du Conseil d’État, en l’occurrence l’arrêt Syndicat général des ingénieurs-conseils du 26 juin 1959 éclairé par les conclusions du commissaire du gouvernement Jacques Fournier. Pour rappeler synthétiquement les faits de l’espèce, le Conseil d’État était saisi d’un recours dirigé contre un décret du 25 juin 1947 par lequel le Gouvernement avait réglementé la profession d’architecte dans les territoires d’outre-mer et qui relevait du pouvoir réglementaire autonome. Le syndicat requérant soutenait que le décret portait atteinte au principe de liberté du commerce et de l’industrie. Le Conseil d’État a jugé que « dans l’exercice de ses attributions » le titulaire du pouvoir réglementaire est en effet tenu de respecter « les principes généraux du droit qui, résultant notamment du préambule de la Constitution, s’imposent à toute autorité réglementaire même en l’absence de dispositions législatives ». Dans cet arrêt, il affirme donc sa volonté de contrôler le nouveau pouvoir réglementaire autonome institué par l’article 37 de la Constitution de 1958. Ce faisant, il neutralise une des grandes innovations du texte constitutionnel en affirmant la soumission de ces règlements à la légalité et notamment au respect des PGD. Une telle interprétation illustre le choix du Conseil d’État d’assurer la continuité de sa jurisprudence administrative malgré la lettre et sans nul doute l’esprit du texte de 1958 : « Dépositaire d’une tradition constitutionnelle qu’il a en partie forgée lui-même, écrit ainsi Antoine Faye, il interprète le droit positif conformément à l’état du droit antérieur à la nouvelle Constitution. »

Plus intéressantes encore pour notre sujet sont les conclusions du commissaire du gouvernement Jacques Fournier dans lesquelles il se livre à une dissertation pleine d’enseignements sur les PGD à travers le prisme naturel pour un juge, celui de la hiérarchie des normes, pour considérer que certains ont une valeur infra-constitutionnelle et d’autres une valeur constitutionnelle. La nature matériellement constitutionnelle de ces principes est illustrée à travers sa distinction entre « les principes généraux du droit proprement dits » qui sont « posés par les déclarations des droits ou déduits par le juge de ces déclarations » et « n’ont pas été affectés par l’entrée en vigueur de la Constitution de 1958 » et qui bénéficient d’une valeur constitutionnelle et les autres principes improprement dits en quelque sorte, c’est-à-dire des « principes d’interprétation » qui sont des sortes de « règles » ayant un caractère subordonné et supplétif et qui donc ne peuvent bénéficier que d’une valeur infra-constitutionnelle. Une telle distinction illustre le fait que la thèse soutenue par René Chapus de leur valeur supra-décrétale et infra-législative, qui a pour effet de les confiner dans l’infra-constitutionnel, doit être délaissée dans la mesure où non seulement elle est paralogique, mais aussi parce qu’elle méconnaît la raison d’être de ce type de principes constitutionnels.

Les principes généraux du droit proprement dits (les authentiques) sont en effet des principes constitutionnels au sens non tant de leur valeur (ce n’est que la conséquence) que de leur teneur (c’est la cause) : ils sont constitutifs de l’ordre juridico-politique, c’est-à-dire de l’ordre constitutionnel. En d’autres termes, c’est leur teneur (constitutive et en ce sens constitutionnelle) qui fait leur valeur (constitutionnelle). Ces vrais ou authentiques principes généraux du droit, ce sont les principes constitutionnels au-delà du texte constitutionnel. En ce sens, ils sont supra-constitutionnels. La simple mention d’un tel concept peut faire frémir n’importe quel juriste de stricte obédience. L’existence même de ces principes que le Conseil d’État est censé découvrir – relevons ici qu’il y a une sorte de paradoxe constitutif du discours sur les PGD : si ces principes préexistent, il n’est pas besoin de les découvrir ; s’ils n’existent pas, on ne peut pas, par principe, les découvrir –, qu’on le veuille ou non, qu’on le dise ou non, cela illustre bien le fait que le Conseil d’État juge parfois que les règles juridiques positives et le droit sont deux choses différentes, c’est-à-dire qu’il se réfère à une approche qualifiable de jusnaturaliste, en tout cas si l’on s’accorde pour considérer que le geste de pensée du jusnaturalisme repose sur une telle dissociation. En l’occurrence, les PGD reposent sur l’idée que la validité des règles juridiques dépend ultimement de leur conformité à des principes que l’on doit bien reconnaître comme étant considérés par le Conseil d’État comme « ceux qui se trouvent à la base de notre civilisation politique » – « civilisation » et pas régime, soulignant clairement qu’ils transcendent les régimes politiques effectifs –, pour reprendre les termes exemplaires retenus par Raymond Odent dans son cours de contentieux administratif.

Les principes généraux du droit sont donc reconnus indépendamment de la législation ordinaire positive (« même sans texte » et « même s’il y a un texte », comme on l’a vu) et possiblement de la législation constitutionnelle (comme on l’a vu avec l’arrêt Syndicat général des ingénieurs-conseils). En ce sens, l’absence de rattachement à un texte constitutionnel précis loin d’affaiblir leur autorité doit assurer aux PGD une plus grande pérennité.

Si c’est le Conseil d’État qui assure la soumission de l’Administration aux PGD, c’est bien le Conseil constitutionnel qui assure désormais, par son contrôle de constitutionnalité des lois, la soumission du législateur à ces PGD sanctionnant une loi qui contreviendrait matériellement à un PGD dans la mesure où il a progressivement repris dans sa jurisprudence l’essentiel du contenu matériel des PGD. En effet, matériellement parlant, il n’y a pas différence entre les PFRLR et les PGD, la seule différence qui leur est consentie est formelle : les PFRLR sont censés constituer une source écrite du droit positif au sens où leur fondement se situe dans un texte constitutionnel (préambule de la Constitution) alors que les PGD constituent une source non écrite du droit positif au sens où leur fondement jurisprudentiel est censé ne pas être une source écrite. S’il convenait sans nul doute de pousser plus avant la réflexion, en se reportant par exemple à l’article de Margaux Bouaziz dans ce dossier, il apparaît néanmoins que sa politique jurisprudentielle en matière de principes constitutionnels n’est pas sans lien avec la « tradition constitutionnelle républicaine », tradition régulièrement invoquée, mais jamais vraiment explicitée. Cela transparaît en effet assez nettement tant dans sa jurisprudence relative aux PFRLR, puisqu’ils sont expressément présentés comme étant consubstantiels à la tradition républicaine française, que dans sa jurisprudence relative aux PGD dans la mesure où, comme le souligne Bernard Stirn, « la tradition républicaine est également l’une des sources principales des principes généraux du droit ».

En conclusion, on peut considérer que pour le Conseil d’État, le droit constitutionnel dépasse le texte constitutionnel, mais que le texte constitutionnel décide du droit constitutionnel. En d’autres termes, quand il juge qu’il existe une norme constitutionnelle, au sens d’une disposition constitutionnelle qui a vocation à régler une question juridique, elle s’impose de façon exclusive. L’illustre de façon topique la question de la validité du recours à la procédure référendaire prévue à l’article 11 de la Constitution pour opérer une révision constitutionnelle. Mais le droit constitutionnel déborde non seulement le texte constitutionnel, mais aussi l’interprétation constitutionnelle du Conseil constitutionnel, puisque le Conseil d’État se reconnaît compétent pour dégager des principes constitutionnels à partir et au-delà du texte constitutionnel.

S’interroger sur le droit constitutionnel du Conseil d’État revient in fine à s’interroger sur la singularité du modèle français de justice constitutionnelle et plus fondamentalement sur la singularité du droit constitutionnel français. L’étude, même modeste, des principes constitutionnels du Conseil d’État nous permet d’avancer que ces singularités pourraient être esquissées ainsi : si la singularité du modèle français de justice constitutionnelle tient à une sanction de l’inconstitutionnalité de la loi relativement concentrée et à une interprétation de la Constitution largement diffuse, la singularité du droit constitutionnel français, quant à elle, tient à une culture fondamentalement administrativiste de ce droit qui est d’ailleurs largement partagée par la majorité des constitutionnalistes. De telles singularités font que l’appréciation de Pierre Legendre selon laquelle « [é]tudier cette institution considérable [le Conseil d’État] est donc une nécessité permanente, en tout essai d’évaluation de notre capital constitutionnel […] », mérite plus que jamais d’être prise au sérieux.

David Mongoin

Professeur de droit public à l’Université Jean Moulin (Lyon 3).

Pour citer cet article :

David Mongoin « Le Conseil d’État et les principes constitutionnels », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/le-conseil-d'etat-et-les-principes-constitutionnels-1992]