Le principe de la laïcité considéré comme un PFRLR. Essai d’herméneutique du principe de la laïcité
Dans cet article, Éric Maulin analyse la qualification, par le Conseil d’État en 2001, du principe de laïcité comme « principe fondamental reconnu par les lois de la République » (PFRLR) afin de préserver le régime concordataire d’Alsace-Moselle, notamment l’enseignement religieux obligatoire dans les écoles publiques. Cette qualification, juridiquement stratégique, permet d’éviter l’abrogation implicite des dispositions locales malgré leur incompatibilité apparente avec le principe constitutionnel de laïcité. Maulin engage alors une herméneutique du principe de laïcité, soulignant son évolution d’un principe polémique contre l’Église catholique vers une conception plus libérale et pluraliste. L'article montre aussi comment la sécularisation progressive de la société a rapproché dans les faits le régime local du régime laïc national. Mais le maintien de l’enseignement religieux pour les seuls cultes reconnus, à l’exclusion de l’islam, pose aujourd’hui un problème majeur d’égalité entre les religions.
In this article, Éric Maulin examines the 2001 decision of the French Council of State, which classified the principle of laïcité as a “fundamental principle recognized by the laws of the Republic” (PFRLR) to safeguard the unique concordat-based regime of Alsace-Moselle, particularly its compulsory religious instruction in public schools. This legal maneuver avoids the implicit repeal of local laws, even though they seemingly conflict with the constitutional principle of secularism. Maulin proposes a hermeneutic reading of laïcité, tracing its shift from an anti-clerical, republican combat to a more liberal and pluralistic framework. He also explores how societal secularization has narrowed the gap between national and local regimes. However, the exclusive maintenance of religious instruction for state-recognized faiths—excluding Islam—raises pressing issues of unequal treatment between religions under the French
L’Alsace et la Moselle, depuis leur réintégration dans la République française, conservent certaines spécificités législatives et réglementaires mises en forme dans un droit local alsacien-mosellan, dont le principe organisateur procède principalement de deux lois du 1er juin 1924, dont on vient de célébrer le centenaire. Ces deux lois portent sur l’introduction des lois civiles et commerciales françaises dans les trois départements, à l’exception d’un certain nombre de matières listées dans les lois, qui demeurent régies par un droit local. Ce droit local constitue une sorte de patchwork portant sur des matières hétérogènes qui ne se limitent nullement à leurs objets nominaux, comme la réglementation professionnelle, le droit des associations, les établissements de crédit, l’établissement des jours fériés, la législation en matière de remboursement des dépenses de santé, l’aide sociale aux plus démunis, la date de versement des retraites, l’organisation de la justice et des tribunaux, les procédures de faillite civile, le livre foncier et le droit de la chasse et le droit des cultes et l’enseignement de la religion à l’école. Deux domaines suscitent régulièrement l’attention, le droit des cultes reconnus (ou statutaires), en raison du maintien de certaines dispositions concordataires, abrogées par la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, et le droit de l’enseignement obligatoire des religions concordataires dans les écoles, les collèges et les lycées publics, en raison du maintien de trois articles de la loi Falloux et diverses dispositions allemandes. Ces dispositions ont, au plus, une valeur législative de sorte qu’elles peuvent à tout moment être abrogées par une loi postérieure contraire, soit que le législateur l’a explicitement prévu, soit que le juge en constate l’abrogation implicite. C’est précisément à l’occasion de l’examen d’une possible abrogation implicite de certaines de ces dispositions,– celles relatives à l’enseignement religieux obligatoire dans les écoles publiques, contenues dans un article 7 de la première loi de 1924, en raison de la constitutionnalisation du principe de la laïcité dans les constitutions de 1946 et 1958 – que le Conseil d’État, dans son arrêt du 6 avril 2001, va qualifier, pour une première et unique fois, jusqu’à aujourd’hui, le principe constitutionnel de la laïcité de Principe fondamental reconnu par les lois de la République. Cette qualification inédite, en apparence redondante, est cependant tactiquement nécessaire si le Conseil d’État ne veut pas conclure à l’abrogation implicite du régime scolaire alsacien-mosellan en raison de la constitutionnalisation du principe de la laïcité en 1946 et 1958. Elle procède d’une pratique réservant au seul législateur le droit de procéder, explicitement, à l’abrogation des dispositions d’une loi antérieure lorsque le droit local alsacien-mosellan est en cause (I). La conséquence de ce raisonnement est, cependant, implicitement au moins, de soutenir que le principe de la laïcité n’est pas incompatible avec l’organisation obligatoire d’un enseignement religieux dans les écoles publiques même si le suivi de cet enseignement par les élèves est, lui, devenu facultatif. Cette conclusion ne va nullement de soi puisque l’on sait que la réorganisation du système scolaire par les lois Ferry, de 1880 et 1882, a précisément pour objet d’interdire l’enseignement religieux dans les écoles, les collèges et les lycées publics. Le dépassement, ou sursomption, de cette contradiction implique un effort d’interprétation du principe de la laïcité, une herméneutique, à la lumière de l’évolution des relations entre l’Église et l’État et, en particulier, de l’Église et de l’École publique (II). La portée de cette herméneutique de la laïcité est cependant atténuée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative au droit local, qui vient fortement tempérer les craintes ou les espoirs d’un renouvellement de l’interprétation constitutionnelle du principe de la laïcité (III).
I. La découverte opportuniste d’un nouveau PFRLR : la laïcité
Comment le Conseil d’État en est-il venu à qualifier le principe constitutionnel de laïcité de PFRLR, qualification en apparence redondante ? La réponse est en partie contenue dans la question. Cette qualification n’est en fait pas redondante mais étend, au contraire, le périmètre de l’application du principe constitutionnel de la laïcité, de manière rétroactive, à la iiie République afin de n’avoir pas à tirer la seule conséquence qu’une solution conforme à l’herméneutique habituelle de la laïcité impliquerait, à savoir l’abrogation des dispositions contenues dans la loi de 1924 en raison de la constitutionnalisation du principe de la laïcité en 1946 et en 1958. Mais la qualification de la laïcité comme PFRLR en modifie alors radicalement la signification puisque ce dernier n’est plus, dans cette hypothèse, incompatible avec l’enseignement religieux obligatoire dans les écoles publiques en Alsace et en Moselle.
Pour le comprendre, il faut revenir sur les faits à l’origine du contentieux.
En janvier 2000, le ministre de l’Éducation nationale avait décidé, en application de la loi Perben du 16 décembre 1996, relative à l’emploi dans la fonction publique et dans l’objectif de contribuer à la résorption de la précarité dans la fonction publique, de l’organisation de concours du Capes spéciaux et de proposer, notamment, 35 postes de professeurs de religion catholique et 9 postes de professeurs de religion protestante à pourvoir dans l’enseignement secondaire publique en Alsace et en Moselle. Cette possibilité, à première vue anormale, pour qui ne connaît pas les spécificités du droit local alsacien-mosellan, résulte du maintien d’un enseignement religieux obligatoire dans les écoles publiques. Elle trouve son fondement immédiat dans la loi du 1er juin 1924 mettant en vigueur dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle l’ensemble de la législation française à l’exception de certaines dispositions locales, parmi lesquelles, l’article 7.13 mentionnant « la législation locale sur les cultes et les congrégations religieuses ». Cette disposition est réputée englober l’enseignement des religions concordataires dans les écoles publiques, sans que le fondement juridique de ce maintien ne soit clairement établi. La doctrine du droit locale et la pratique considèrent que la loi du 1er juin 1924 a ainsi maintenu en vigueur et en application trois articles de la loi Falloux, du 15 mars 1850, restés en vigueur après l’annexion, ainsi que plusieurs ordonnances prises par le Gouverneur général d’Alsace-Lorraine ou par le Statthalter, les 18 avril 1871, 10 juillet 1873, 20 juin 1883 et enfin 16 novembre 1887. Ces ordonnances systématisent et étendent le champ d’application de la loi Falloux, notamment pour ce qui concerne l’enseignement de la religion dans les écoles, dans les collèges et dans les lycées publics. Cet enseignement religieux est, au départ, doublement obligatoire en ce que, d’une part, l’administration a l’obligation de l’organiser et, d’autre part, les élèves, de le suivre, sauf à obtenir une dispense. Cette procédure, toujours en vigueur, consiste en réalité à choisir de suivre ou ne pas suivre un enseignement religieux, de sorte que ce dernier est devenu, pour les élèves, optionnel. Cet enseignement est donné sous la surveillance des ministres des Cultes reconnus et donne lieu à une inspection ecclésiastique qui veille à l’orthodoxie de l’enseignement religieux. La question d’un enseignement religieux non concordataire, par exemple l’islam, est controversée. Il n’existe aucun fondement juridique pour inscrire les enseignements religieux non concordataires au budget de l’Éducation nationale.
Le Syndicat national de l’enseignement secondaire a contesté ces décisions par trois recours en annulation, contre l’arrêté du ministre de l’Éducation nationale mettant au concours des postes d’enseignants en religion, contre les délibérations du jury classant les candidats et contre les actes de nomination de 29 professeurs de religion catholique et 3 professeurs de religion protestante. Il soutenait que ces décisions étaient, d’une part, incompatibles avec le principe constitutionnel de la laïcité et, d’autre part, en raison du caractère obligatoire de cet enseignement religieux, incompatible avec l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme. Plus précisément, l’une des questions délicates que le Conseil d’État avait à examiner portait sur l’éventuelle abrogation implicite de l’article 7.13 de la loi du 1er juin 1924 en raison de la constitutionnalisation du principe de la laïcité par les Constitutions de 1946 et de 1958. De manière assez laconique, le Conseil d’État va écarter cette objection en considérant que le maintien de la législation locale procède de la volonté du législateur et que « si, postérieurement à la loi précitée du 1er juin 1924, les préambules des constitutions des 27 octobre 1946 et 4 octobre 1958 ont réaffirmé les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, au nombre desquels figure le principe de laïcité, cette réaffirmation n’a pas eu pour effet d’abroger implicitement les dispositions de ladite loi ». Remarquable est ici l’absence de références aux articles 1er de la Constitution de 1946 et 1er de la Constitution de 1958, autant que la référence aux PFRLR, car elle permet seule de conclure à la non-abrogation de l’article 7 de la loi du 1er juin 1924 par une disposition qui lui est peut-être contraire, mais ne lui est pas postérieure. Le Conseil d’État, n’étant pas compétent pour contrôler la constitutionnalité des lois, n’avait pas à se prononcer sur une question de hiérarchie des normes mais seulement sur une question de postérité. La laïcité, reconnue comme un PFRLR, n’est pas postérieure à l’article 7 de la loi du 1er juin 1924 et l’on peut penser que c’est en toute connaissance de cause que le législateur a maintenu le principe d’un enseignement religieux obligatoire dans les écoles, les collèges et les lycées publics en Alsace et en Moselle.
Le Conseil d’État dispose d’un pouvoir d’interprétation de la Constitution et ce n’est pas la première fois qu’il identifie un PFRLR. On se souvient qu’il a été la première juridiction à donner une signification concrète au PFRLR de la liberté d’association dans son arrêt de 1956, Amicale des Annamites de Paris. Après l’adoption de la Constitution de 1958, il identifie un second PFRLR, selon lequel l’extradition doit être refusée lorsqu’elle est demandée dans un but politique. Le Conseil d’État n’a jamais précisé s’il se considérait lié par les critères d’identification fixés par le Conseil constitutionnel.
Dans son arrêt de 2001, le Conseil d’État ne précise pas non plus les critères qu’il retient pour conclure qu’indépendamment des articles 1 des Constitutions de 1946 et 1958, le principe de la laïcité est un PFRLR. Or cette qualification n’est pas sans conséquence sur la portée et de ce fait aussi sur la définition de ce principe. Si le Conseil d’État s’était contenté d’identifier la laïcité comme un principe constitutionnel selon l’article 1 de la Constitution, il n’aurait pas pu ne pas constater l’abrogation implicite des dispositions allemandes instituant une obligation pour l’État d’organiser un enseignement religieux dans les écoles publiques. Seule l’identification de la laïcité comme un PFRLR lui permet d’éviter de tirer cette conclusion. Le raisonnement est très formel et repose sur l’idée selon laquelle le Conseil d’État ne contrôlant pas la constitutionnalité des lois n’a pas à s’interroger sur la constitutionnalité des dispositions scolaires en vigueur en Alsace et en Moselle par rapport au PFRLR de la laïcité, car celui-ci n’est pas postérieur à la loi de 1924 qui les maintient. Il a tout de la fiction nominaliste, destinée à couvrir une pratique, particulièrement respectée concernant le droit local alsacien-mosellan, le refus, en règle générale, de constater l’abrogation tacite d’une loi. En carême, on appelle « carpe » un lapin.
La pratique de l’abrogation implicite d’une norme contraire à une norme constitutionnelle postérieure est ancienne. Elle a été réaffirmée dès les débuts de la ve République et constamment pratiquée. Elle est constatée mais non décidée par le juge, et doit ressortir de l’intention du constituant et sous la condition que l’incompatibilité entre la norme abrogée et la norme constitutionnelle soit manifeste, que les normes soient inconciliables. Cependant, concernant l’exception du droit local, le juge administratif se montre encore plus prudent qu’habituellement et, de manière générale, refuse de constater une abrogation implicite du droit local du fait de l’évolution des normes constitutionnelles. Ainsi, dans un arrêt du 22 janvier 1988, Association « Les cigognes », à propos de l’éventuelle abrogation implicite du droit local des associations en raison de l’identification de la liberté comme un PFRLR par le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État juge
que le maintien en vigueur de la législation locale sur les associations procède de la volonté du législateur ; que si, postérieurement à la loi précitée du 1er juin 1924, les préambules des constitutions des 27 octobre 1946 et 4 octobre 1958 ont réaffirmé les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, au nombre desquels figure la liberté d’association, cette réaffirmation n’a pas eu pour effet d’abroger implicitement les dispositions de ladite loi.
Là encore, c’est au prix d’une affirmation purement nominaliste. Cette disposition n’était-elle pas manifestement incompatible avec le principe de la liberté d’association ? De fait, elle a été abrogée par l’ordonnance du 15 juillet 2015. De manière encore plus évidente, l’enseignement obligatoire de la religion dans l’enseignement public déduit d’une interprétation constructive de l’article 7 de la loi du 1er juin 1924, qui ne prévoit pas explicitement cet enseignement, n’est-il pas manifestement incompatible, ratione materiae, avec le principe de la laïcité ? N’est-il pas manifeste que le principe même de la laïcité s’ancre dans les lois scolaires des débuts de la iiie République, les lois Ferry de 1881 et 1882, la loi Goblet de 1882, dont l’objet était précisément de supprimer et d’interdire toute référence à l’enseignement religieux dans l’école publique ? À travers son raisonnement purement formel, qui lui évite de se prononcer sur le fond de la contrariété pour ne se concentrer, exclusivement, que sur une absence de postériorité du principe constitutionnel de la laïcité par rapport à la loi de 1924, le Conseil d’État ne consacre-t-il pas, involontairement, mais nécessairement, une évolution de la signification constitutionnelle du principe de la laïcité ?
II. L’herméneutique de la laïcité à la lumière de l’évolution du contexte théologico-politique
Nous partons de l’hypothèse que l’on ne peut comprendre l’arrêt du Conseil d’État du 6 avril 2001 sans être attentif à une évolution de la signification même du principe de la laïcité depuis les lois d’interdiction de l’enseignement religieux à l’école, au début de la iiie République, signification que peut permettre de mettre en évidence une analyse de l’évolution du contexte théologico-politique et de l’évolution du processus de la sécularisation. Le principe de la laïcité a d’abord été conçu comme un principe permettant la déconstruction de l’emprise du catholicisme politique sur la société française au début de la iiie République. Il a été pensé dans le contexte d’un affrontement entre la République et l’Église catholique. Il marque une étape dans le processus de la sécularisation qui commence avec la naissance de l’État. Il est dans une large mesure un principe polémique, de lutte de la République contre les prétentions politiques de l’Église catholique, qui se conçoit comme une société englobante, une société parfaite, dont la mission est d’imposer un cadre normatif à la société. Dans ce conflit, la question scolaire est fondamentale puisque l’École est une matrice à la fois religieuse et politique et que l’Église et l’État sont en concurrence pour sa direction. Le cœur du conflit scolaire porte sur l’enseignement de la morale. Vers la fin des années 1880, remarque Yves Déloye, « beaucoup de catholiques jugent la forme même du régime républicain incompatible avec les enseignements de la foi catholique ». Le naturalisme, c’est-à-dire la recherche des fondements des diverses disciplines du savoir indépendamment d’une référence à Dieu (la science sans Dieu, la politique sans Dieu, la morale sans Dieu) sont violemment condamnés par les grandes encycliques du pape Pie ix, en particulier Quanta Cura et le Syllabus, l’un et l’autre de 1864. La liberté de conscience, au fondement de la morale individualiste, est, depuis Grégoire xvi (Mira Vos, 1832), qualifiée de « délire ». À la virulence de l’Église militante répond la virulence de la République combattante : expulsion des Jésuites, dissolution des congrégations non autorisées à partir de juin 1880. Cependant, des évolutions notables de l’Église et de l’État apaisent considérablement les conflits dans le siècle : d’une part, l’Église se dépolitise et renonce à régir directement la cité ; d’autre part, l’État reconnaît progressivement la légitimité de l’enseignement privé auquel il finit par conférer un cadre juridique accommodant ; enfin, le système scolaire alsacien-mosellan évolue, notamment en matière d’enseignement religieux. La convergence de ces trois évolutions nuance les oppositions initiales. Suffit-elle à en résoudre les contradictions ?
A. La dépolitisation de l’Église
Dans la mesure où le principe de la laïcité a d’abord été un concept polémique de la République en lutte contre l’Église, la dépolitisation de l’Église affecte, en retour, la signification même du principe de la laïcité.
Il faut considérer ici l’histoire de l’Église du Risorgimento, prélude à la disparition des États pontificaux et à la remise en cause de son pouvoir temporel, à l’Aggiornamento qui se traduit par l’abandon du droit public de l’Église (droit public ecclésiastique de l’Église). Durant cette période, l’Église, menacée, s’affirme comme une société parfaite, ambition qui est pleinement exprimée dans le Syllabus de 1864, lequel peut apparaître comme le condensé des thèses du droit public ecclésiastique, défendant la confessionnalité de l’État, la prépondérance du droit de l’Église, l’indépendance de la juridiction ecclésiastique et non seulement du magistère doctrinal, la souveraineté de l’ordre juridique ecclésiastique, le monopole de l’éducation scolaire, le tout au service de la doctrine de la foi qui s’oppose à la conception moderne de la liberté religieuse.
Tout au long de la fin du xixe siècle et du xxe siècle, l’Église catholique a d’abord résisté à la modernité. Si elle se résout à la République avec Léon xiii (l’encyclique, au milieu des sollicitudes, en 1892, invite les catholiques en France à accepter le fait républicain) puis à la séparation des Églises et de l’État, elle persiste à prétendre à un pouvoir de direction des sociétés civiles et résiste aux avancées de la modernité, notamment à la liberté de conscience et de religion. Or la question de la liberté de religion est le pivot de la question théologico-politique moderne. C’est autour d’elle que s’articulent les positions de l’Église et de l’État. Qualifiée de « délire », par plusieurs papes au xixe siècle et, encore, dans l’encyclique Quanta Cura, elle est refusée par l’Église jusqu’à la Déclaration Dignitatis Humanae de 1965, dont la portée reste, au demeurant, aujourd’hui encore, controversée. Les théologiens discutent encore aujourd’hui de l’ampleur de cette conversion de l’Église à la reconnaissance d’une liberté moderne. Les uns, avec Mgr Lefebvre, pensent que l’Église s’est fourvoyée dans l’Erreur. Les autres reprennent la thèse du Cardinal Ratzinger et soutiennent, avec Dom Basile, qu’il y a évolution mais non reniement et que l’Église a simplement renoncé à inciter à la contrainte politique contre la liberté de religion. D’autres encore, avec Roger Aubert, pensent simplement que l’Église, avec Vatican ii et la pleine reconnaissance de la liberté de religion, est enfin parvenue à corriger les erreurs du xixe et du début du xxe siècle. Mais ce qui est certain est que l’Église a finalement admis, quelle que soit sa position réelle sur la liberté religieuse, que l’on ne résout pas les questions religieuses avec l’aide de moyens politiques. L’Église catholique a renoncé à l’imperium romain, dont elle s’est prévalue pendant des siècles. Elle a renoncé à la royauté sociale du Christ qu’elle affirmait encore au milieu du xxe siècle, et elle a renoncé à l’État chrétien pour entrer dans l’univers de la subjectivité et de la conviction, qui est celui-là même de la liberté de religion. De manière générale, elle abandonne le recours à un droit public ecclésiastique qui servait de cadre à ses prétentions politiques. Cette évolution conduit l’Église catholique à se rallier de fait au principe de la laïcité, que deux éminents intellectuels catholiques, André Latreille et Joseph Vialatoux peuvent désormais définir comme « l’expression juridique de la liberté de l’acte de foi ». Les domaines de l’Église et de l’État sont désormais distingués par l’acte de foi.
B. Le retour d’une forme de concordat scolaire
C’est à une forme de « concordat scolaire » que les lois Ferry mettent fin entre 1880 et 1886. L’expulsion des congrégations de l’enseignement public, la laïcisation des écoles, des programmes et du personnel en sont les principales manifestations. Le principe de la laïcité porte alors le projet d’une émancipation des croyances religieuses qui prend la forme d’une sécularisation du savoir humain. Cette conception première de la laïcité est bien résumée dans le célèbre discours prononcé par Jules Ferry, le 23 décembre 1880 : « Il y a cent ans, on a sécularisé le pouvoir civil. Il y a deux cents ans, les plus grands esprits du monde, Descartes, Bacon, ont sécularisé le savoir humain. Nous, aujourd’hui, nous venons suivre cette tradition : nous ne faisons qu’obéir à la logique de ce grand mouvement commencé il y a plusieurs centaines d’années ». Le séquençage historique insiste d’abord sur l’émancipation de la philosophie de la théologie. La double référence à Bacon et Descartes souligne le caractère général et non seulement français du processus. L’élargissement de l’objet de la sécularisation à l’ensemble de la société civile est l’œuvre de la Révolution française et c’est fort logiquement que la iiie République étend encore le périmètre de la sécularisation à la formation des futurs citoyens, du dauphin démocratique, le peuple des enfants bientôt souverains. L’entrelacs des séquences historiques et pédagogiques associe la phylogenèse de la République à l’ontogenèse du citoyen. Éduquer sert alors à émanciper de l’Église et marque une nouvelle étape dans une histoire pluriséculaire de la conquête de l’indépendance par rapport au religieux. Les premières mesures laïques prises entre 1880 et 1886 ont toutes pour objet de soustraire l’École publique à l’Église : les représentants des religions sont exclus du Conseil supérieur de l’instruction publique (loi du 27 février 1880), l’État revendique le monopole de la collation des grades (loi du 18 mars 1880) ; les locaux et les programmes sont laïcisés (loi du 28 mars 1882) ; le personnel des écoles primaires est à son tour laïcisé (loi Goblet du 30 octobre 1886). Les congrégations enseignantes sont interdites (1880, 1904) et les jésuites expulsés. Le Conseil d’État va jusqu’à justifier légalement l’interdiction faite à un prêtre de l’Église catholique de se présenter au concours de l’agrégation de philosophie au motif de l’incompatibilité de son statut ecclésiastique avec le service public de l’État. Séculariser l’école, c’est « bouter l’Église catholique hors d’un système qu’elle prétend régenter et dont elle a fait une bastille contre la République ». Cette politique, il faut le remarquer, tranche avec celle de nombreux États dans lesquels la neutralité religieuse n’interdit ni la confessionnalité des écoles (qui subsiste en Allemagne jusque dans les années cinquante) ni l’enseignement optionnel des confessions religieuses.
La poussière des combats des débuts de la iiie République retombée, on constate que la séparation de l’Église et de l’École, dans l’esprit même de Jules Ferry, n’allait pas jusqu’à l’interdiction de l’école privée, ni la liberté de conscience, ni de la possibilité pour l’instituteur de faire répéter le catéchisme à l’école en dehors des jours de classe, ou en dehors de son temps scolaire. Une proposition de loi en ce sens échoue, en décembre 1880, en raison de l’intransigeance de l’École catholique. Les Républicains étaient proches d’accepter une sorte de concordat scolaire, qui ne se réalisera, finalement, qu’avec le développement de l’école privée sous contrat.
Après la Seconde Guerre mondiale, le principe de la laïcité apparaît plutôt comme un cadre : la neutralité de l’État garantit la liberté religieuse. Le préambule de la Constitution de 1946, lui-même repris dans le préambule de la Constitution de 1958, assure une liberté de conscience notamment pour les agents publics dans l’exercice de leurs fonctions ou de leurs missions. Nul ne peut être lésé dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. Le principe de la laïcité nuance sa fonction émancipatrice en prenant un tour libéral au point que la liberté religieuse épuise quasiment tout le contenu de la laïcité. Le Conseil d’État retiendra, en 2004, que « le principe de laïcité » implique « nécessairement le respect de toutes les croyances », et se décline en « trois principes : ceux de neutralité de l’État, de liberté religieuse et de respect du pluralisme ».
Recommence alors une séquence de collaboration entre l’Église et l’État à propos de l’organisation de l’École. Les rudiments d’un nouveau concordat scolaire, plus libéral, apparaissent dans les lois successives qui organisent l’enseignement privé sous contrat. La loi Marie-Barangé de 1951 subventionne les parents qui inscrivent leurs enfants à l’école privée, la loi Debré de 1959 organise l’enseignement privé sous contrat, qui participe ainsi à une mission de service public. Les écoles privées ont, en retour, l’obligation de respecter les programmes officiels, d’accepter les élèves sans considération d’appartenance religieuse. Les cours de religions sont possibles mais optionnels. Ils sont mis à la charge des établissements et non de l’État puisqu’ils ne sont pas prévus au programme. La loi Guermeur, de 1977, complète la loi Debré. Elle donne aux enseignants du privé les mêmes avantages sociaux que ceux du public ; elle réaffirme par ailleurs la liberté des chefs d’établissement à choisir leurs équipes. Dans un ouvrage récent, Stéphanie Hennette-Vauchez remarque judicieusement que cette politique accommodante permet de défendre une intransigeance de façade en présence du voile musulman, porté par certaines élèves récalcitrantes à l’école publique, puisque les élèves sanctionnées sont ensuite scolarisées dans des écoles privées qui n’interdisent pas le port des signes religieux. Sous la forme de l’accommodement, cette politique ne favorise-t-elle pas le retour d’une forme de concordat scolaire ?
C. Le principe de la laïcité dans un environnement concordataire
La rétrocession de l’Alsace-Moselle à la France était, on le sait, un des principaux buts de guerre des Alliés en 1914. C’est principalement au sein de la Conférence d’Alsace-Moselle, chargée, à partir de 1915, de réfléchir à la forme que prendra la réintégration, que se confrontent les différents projets. Trois courants se dégagent alors : les défenseurs du retour à l’Alsace et à la Lorraine de 1870 (autour de Georges Weill et de Daniel Blumenthal), les partisans du maintien d’un statut transitoire dans le but de faciliter l’assimilation administrative et législative des provinces recouvrées et enfin les partisans d’une reconnaissance d’un particularisme alsacien et mosellan. Ces derniers pensent qu’il faut tenir compte des évolutions intervenues sous le régime allemand, Justin Godart, l’auteur du rapport de 1915, Alexandre Millerand, Robert Schuman sont de ceux-là. Ils pensent qu’il faut respecter, au moins temporairement, les particularités du droit alsacien-mosellan et préconisent de maintenir le droit et les institutions de l’Empire, avec quelques aménagements, et d’introduire progressivement et sélectivement le droit français dans un second temps, tout en laissant subsister certaines dispositions ou certaines institutions techniquement plus avancées. Un compromis est finalement trouvé : l’Alsace et la Moselle acceptent pour leur part le principe du droit français tandis que la France accepte en retour l’exception du particularisme juridique dans certains domaines. Deux lois du 1er juin 1924 viennent formaliser le compromis et temporiser les effets de la réintégration de l’Alsace et de la Lorraine à la France. Cette loi est adoptée dans le contexte de l’arrivée au pouvoir du Cartel des gauches, en mai 1924. Elle n’entrera en vigueur que le 1er janvier après d’intenses polémiques. Le nouveau Gouvernement, sous la direction d’Édouard Herriot, voudrait en effet renforcer l’effectivité du principe de la laïcité et l’étendre à l’Alsace et la Moselle en abrogeant le droit concordataire. Le Gouvernement renonce cependant à ce projet après les fortes réactions qu’il déclenche. Le Conseil d’État, de son côté, dans un avis du 24 janvier 1925 estime que le régime concordataire était toujours en vigueur dans les départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin ainsi que dans le département de la Moselle. Après la crise de 1924, l’existence du droit local n’est plus guère remise en question. Après 1951, elle n’est plus discutée, excepté lorsqu’une question politique ou contentieuse surgit à propos du droit des cultes ou de l’enseignement religieux dans les écoles publiques. Ces deux points resteront toujours et restent encore les pierres d’achoppement sur lesquelles trébuche un statut local qui, pour le reste, suscite principalement de l’indifférence. La réaffirmation du principe de la laïcité, la question scolaire, à partir de la fin des années 80, réactive cependant un débat qui trouvera de nombreuses expressions contentieuses. Entre-temps, le système scolaire alsacien-mosellan évolue et se laïcise. La confessionnalité des écoles primaires qui était initialement la règle cède à l’école interconfessionnelle. L’obligation de suivre un enseignement religieux disparaît en vertu d’une instruction ministérielle de 1933, suivie d’un décret du 10 octobre 1936 qui permet aux élèves ou à leurs parents de demander une dispense pour ne pas suivre l’enseignement de religion, remplacé alors par un cours de morale et d’instruction civique. Deux règlements, de 1947 et 1974 suppriment, le premier l’obligation pour les instituteurs de suivre un enseignement religieux à l’école normale puis, le second, l’épreuve elle-même de la formation et du concours. La loi informatique et liberté, de 1978, rend impossible la mention de la religion des instituteurs dans les documents détenus par l’administration. Ne subsiste que l’obligation pour l’État d’organiser des enseignements des religions concordataires dans les établissements d’enseignement publics comme dans les établissements privés. Le contenu de l’enseignement religieux scolaire évolue. Au départ, l’enseignement de religion est un enseignement dogmatique, de type catéchétique pour les catholiques. Il évolue vers un point de vue catholique ou protestant sur la société sans jamais se transformer en science du religieux, adoptant un point de vue extérieur, à la manière dont il est organisé aujourd’hui dans l’école laïque. L’enseignement religieux en Alsace-Moselle n’est pas, en droit, un enseignement du fait religieux. Ce n’est pas un enseignement de la religion mais un enseignement religieux. Il reste confessionnel et confié à des coreligionnaires. Il met l’accent sur le dialogue, l’œcuménisme, etc. La preuve en est de l’existence d’une inspection ecclésiastique, qui double l’inspection pédagogique et veille au respect de l’orthodoxie du programme, lui-même fixé par les différentes autorités religieuses. La fréquentation du cours de religion connaît une baisse à partir des années 60, dans le sillage de Vatican ii et de Mai 68. Deux générations plus tard, il s’effondre. Il était encore suivi par 70 % des élèves dans les écoles primaires, il est aujourd’hui suivi par moins de 50 % des élèves dans les écoles primaires, 12 % dans les écoles secondaires, 2 % à partir du lycée. Le système est à l’agonie. Il ne subsiste que l’obligation bien réelle pour l’école publique d’assurer un enseignement religieux (et non de religion) et pour les élèves l’obligation, toute théorique, de le suivre ou d’en être expressément dispensé. Cet enseignement est assuré par des ministres des cultes ou des enseignants laïcs, dont les professeurs de religions recrutés au moyen d’un concours d’État. Il subsiste aussi une inspection ecclésiastique qui veille à l’orthodoxie des programmes. La sécularisation de la société civile tout entière a considérablement rapproché dans les faits le régime concordataire du régime laïc.
Un débat continue cependant d’animer la doctrine alsacienne et mosellane concernant la portée de la laïcité en Alsace-Moselle. Pour les uns, elle reste une interprétation possible du principe de la laïcité, une sorte de laïcité à l’alsacienne, pour les autres, elle est une laïcité inachevée (qu’il convient donc de parfaire), et pour d’autres encore elle est purement et simplement la négation du principe de la laïcité. Cet ancien débat qui semblait s’estomper avec la disparition progressive des contradicteurs retrouve une actualité avec la question de l’islam et notamment de l’enseignement de l’islam à l’école. Mais le cœur du débat se déplace en même temps : il est moins de déterminer si l’enseignement des religions est contraire ou non au principe de la laïcité que de déterminer si l’enseignement de certaines religions seulement, mais pas de l’islam, n’est pas frontalement contraire au principe de l’égalité.
L’islam et les religions non concordataires sont exclus des dispositifs de la reconnaissance des religions statutaires. Ce n’est pas qu’elles ne peuvent bénéficier d’aucune reconnaissance, mais celle-ci présente toujours un caractère administratif et discrétionnaire.
III. Les limites constitutionnelles de l’herméneutique de la laïcité
L’ingéniosité du Conseil d’État en 2001, qualifiant le principe de la laïcité de PFRLR n’a qu’un but : ne pas conclure à l’abrogation implicite d’un système qui s’éteint de lui-même et respecter ainsi une sorte de principe coutumier né dans le sillage de la loi de 1924. Mais cette qualification de PFRLR ne donne paradoxalement aucune protection constitutionnelle au système subsistant, comme il ressort de deux grandes décisions rendues, à propos du droit local, par le Conseil constitutionnel.
Dans une décision du 21 février 2013, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité, le Conseil constitutionnel avait à se prononcer sur la compatibilité de la rémunération des ministres des Cultes reconnus en Alsace et en Moselle avec la Constitution. S’il n’a pas conclu à la contrariété de ces dispositions avec la Constitution, ce n’est pas en raison de sa non-contrariété avec le principe constitutionnel de la laïcité, mais au motif d’une intention des rédacteurs des constitutions de 1946 et 1958 révélées par les travaux préparatoires, qui permet de déroger sur ce point au principe de la laïcité :
Il ressort tant des travaux préparatoires du projet de la Constitution du 27 octobre 1946 relatifs à son article 1er que de ceux du projet de la Constitution du 4 octobre 1958 qui a repris la même disposition, qu’en proclamant que la France est une « République… laïque », la Constitution n’a pas pour autant entendu remettre en cause les dispositions législatives ou réglementaires particulières applicables dans plusieurs parties du territoire de la République lors de l’entrée en vigueur de la Constitution et relatives à l’organisation de certains cultes et, notamment, à la rémunération de ministres du Culte.
La solution est audacieuse et sauve le système concordataire de l’inconstitutionnalité, mais pour mieux en souligner le caractère dérogatoire au principe de la laïcité. Elle a pour conséquence de figer la dérogation dans la situation existante et d’interdire toute extension du droit concordataire au bénéfice de cultes non concordataires en passant sous silence le problème de l’égalité des cultes devant la Constitution. Si le Conseil constitutionnel était un jour saisi d’une question analogue concernant la rémunération des enseignants de religion en Alsace et en Moselle, il pourrait raisonner de manière analogue. Il jugerait alors inévitablement le système scolaire alsacien mosellan contraire au principe de la laïcité et s’essayerait peut-être encore une fois à puiser dans les travaux préparatoires des intentions incertaines érigées en normes constitutionnelles. Mais il en viendrait à constater, implicitement au moins, que le droit scolaire en Alsace-Moselle est contraire au principe de la laïcité et qu’il y déroge. Ce qui est certain est qu’ici le Conseil constitutionnel ne porte pas du tout la même appréciation de la constitutionnalité du maintien du droit concordataire que le Conseil d’État. Sur le fond, les deux juridictions sont franchement opposées sur le sujet.
Faut-il alors rechercher, derrière les contorsions herméneutiques autour du principe de la laïcité, un fondement à la constitutionnalité du droit local dans l’existence d’une tradition devenue un PFRLR ? C’est la solution envisagée dans ses conclusions par le commissaire du Gouvernement, Emmanuel Mignon, qui évoquait, mais pour l’écarter, l’existence « d’un principe de garantie constitutionnelle du droit local alsacien mosellan » au motif que celui-ci « n’a jamais été dégagé par le Conseil constitutionnel, ni d’ailleurs par (la jurisprudence) du Conseil d’État ». Et c’est finalement la solution retenue par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 5 août 2011 qui juge que la législation républicaine antérieure à l’entrée en vigueur de la Constitution de 1946 a consacré le principe selon lequel, « tant qu’elles n’ont pas été remplacées par les dispositions de droit commun ou harmonisées avec elles, des dispositions législatives et réglementaires particulières aux départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle peuvent demeurer en vigueur ». Étrange principe fondamental reconnu par les lois de la République cependant que ce principe tiré de la pratique plus que du droit. Le 29 janvier 1929, le Président Poincaré renouvelait solennellement « l’assurance que le statut des cultes dans les trois départements de l’Est ne saurait être modifié qu’avec le plein accord des populations ». Un principe constitutionnel commence à prendre forme. Le rétablissement de la légalité républicaine en Alsace-Moselle donne une nouvelle légitimité au droit local. L’ordonnance du 15 septembre 1944, article 3 : « La législation en vigueur dans les trois départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle à la date du 16 juin 1940, restée seule en vigueur est provisoirement maintenue en vigueur ». L’ordonnance du 15 septembre 1944 rétablissant la légalité républicaine à la date du 16 juin 1940, et dont l’effet est de constater la nullité du droit allemand introduit depuis cette date et la restauration du droit en vigueur en Alsace et en Moselle avant cette date, droit local compris, donne en effet une légitimité nouvelle au droit particulier : il est un élément à part entière de la légitimité républicaine bafouée ici non par Vichy mais par Berlin.
La question de l’enseignement des religions non concordataires dans l’enseignement public en Alsace et en Moselle reste le grand impensé de ce problème. Le Conseil d’État, le 6 avril 2001, a précisé que le maintien de cet enseignement religieux ne concernait que « les quatre cultes reconnus », et que les élèves ou les parents avaient la faculté d’en demander et d’en obtenir la dispense. Mais il n’aborde pas la question de l’enseignement des autres religions et, en particulier, de l’islam. La question de l’enseignement de l’islam dans les écoles publiques en Alsace et en Moselle est une question récurrente. Les rapports Stasi en 2003 et Machelon en 2006, en préconisaient déjà l’introduction. Dès sa création, l’Observatoire de la laïcité a consacré une partie de ses travaux à cette question. Dans le premier rapport annuel de l’observatoire, il formule deux propositions : rendre facultatif, donc optionnel, l’enseignement des religions et l’étendre à la religion musulmane. Par la suite, dans son 5e rapport (2017-2018) l’Observatoire estime impossible d’étendre cette exception scolaire au culte musulman en s’appuyant sur la décision du Conseil constitutionnel de 2013. De quelque manière que l’on cherche à résoudre la question de la conformité ou de la non-conformité du maintien du régime concordataire et de ses conséquences en Alsace-Moselle, le problème de l’égalité de traitement des différents cultes apparaît comme l’obstacle ultime et infranchissable qui condamne, à terme, son maintien.
Éric Maulin
Professeur à l’Université de Strasbourg.
Pour citer cet article :
Eric Maulin « Le principe de la laïcité considéré comme un PFRLR. Essai d’herméneutique du principe de la laïcité », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/le-principe-de-la-laicite-considere-comme-un-pfrlr.-essai-d'hermeneutique-du-principe-de-la-laicite-1994]