La notion de tradition républicaine apparaît d’emblée comme oxymorique, ou à tout le moins paradoxale. La Révolution et la République ne sont-elles pas fondées sur la rupture avec la tradition, voire sur le rejet d’un droit formé par la tradition et non par la volonté de la nation ? Pourtant, les Républiques se réclament de traditions qui leur seraient propres et la cinquième d’entre elles, si différente de celles qui l’ont précédée ne fait pas exception. Le Conseil d’État apparaît alors comme le gardien du temple de la tradition républicaine. Il contribue à l’intégrer à l’ordre juridique positif. Il l’aménage pour la rendre compatible avec les spécificités de la V e République. Pourtant, la valeur de la tradition républicaine est parfois plus incantatoire que réellement juridique.

The notion of republican tradition appears to be oxymoronic, or at least paradoxical. Is the rejection of tradition (and not the will of the people) as a source of law not the principle on which the French Revolution and the Republic are founded? Yet the successive French Republics claim to have their own traditions, and the fifth republic, so different from its predecessors, is no exception. In that context, the Council of State appears to be the guardian of the temple of the republican tradition. It integrates it into the positive legal order. It adapts it to make it compatible with the features of the Fifth Republic. Nonetheless, the republican tradition sometimes seems to have more of an incantatory value than a truly legal one.

L’expression “tradition républicaine” a quelque chose en soi de paradoxal, sinon de choquant.

Claude Nicolet, Histoire, Nation, République, Odile Jacob, 2000, p. 87.

La notion de tradition républicaine apparaît d’emblée comme oxymorique, ou à tout le moins paradoxale. La Révolution et la République ne sont-elles pas fondées sur la rupture avec la tradition, voire sur le rejet d’un droit formé par la tradition et non par la volonté de la nation ? Cependant, la République n’a pas tardé à vouloir se forger et se réclamer de traditions qui lui seraient propres. Dès la Seconde République, le préambule de la Constitution s’achève sur cette affirmation : « En vue de l’accomplissement de tous ces devoirs, et pour la garantie de tous ces droits, l’Assemblée nationale, fidèle aux traditions des grandes Assemblées qui ont inauguré la Révolution française, décrète, ainsi qu’il suit, la Constitution de la République. » Il s’agit bien ici de se prévaloir d’une tradition qui serait commune aux Assemblées révolutionnaires, qui ne furent certes pas toutes républicaines. Le constituant s’attache néanmoins à inscrire son œuvre et son discours dans le sillage de ces prédécesseurs et estime qu’il a le devoir d’être fidèle à cette tradition. L’idée d’une fidélité due à la tradition refait surface dans le Préambule de la Constitution de 1946 à deux occurrences. D’abord au 14e alinéa, qui prévoit que « La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international. » Ici est clairement défendue l’idée que la République dispose de traditions qui lui sont propres. Puis au 18e alinéa, qui dispose « Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires ». Cette mission traditionnelle de la France à l’égard des peuples autres que le peuple français a elle été abandonnée par la suite, puisqu’à l’issue du processus de décolonisation, la France n’a plus la charge que d’un peuple, le peuple français. La République entend donc créer sa propre tradition dépassant ainsi le paradoxe qu’un tel concept pourrait revêtir.

La question peut alors être celle de savoir si le juge administratif peut considérer que la tradition, républicaine ou autre, est susceptible d’être une source de droit. En premier lieu, certains textes législatifs renvoient expressément à la tradition ce qui oblige le juge administratif à identifier une tradition et à lui faire produire des effets juridiques. Par exemple, l’article L. 952-2 du Code de l’éducation dispose que : « Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression […], sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité. » De même, le Conseil d’État a fait application des dispositions relatives à l’interdiction des corridas en jugeant qu’« en l’absence de toute tradition locale ininterrompue qui put être constatée, le préfet ne pouvait légalement autoriser l’organisation » d’une course de taureaux. La référence aux traditions culturelles apparaît également dans l’article 13 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. En second lieu, il arrive aussi que le Conseil d’État fasse produire des effets juridiques à des « traditions locales » hors de toute habilitation législative. Ainsi, au début du xixsiècle, la référence aux « traditions locales » a permis de justifier un aménagement du principe de laïcité. Dans l’arrêt Abbé Olivier, le Conseil d’État juge que « l’intention manifeste du législateur a été, spécialement en ce qui concerne les funérailles, de respecter autant que possible les habitudes et les traditions locales et de n’y porter atteinte que dans la mesure strictement nécessaire au maintien de l’ordre ». Les traditions locales ont donc pu justifier l’autorisation de processions religieuses pour les funérailles et le culte des morts. Cette même référence permet d’autoriser des pratiques qui pourraient autrement sembler douteuses. Par exemple, le Conseil d’État a eu l’occasion de juger que l’organisation par un élu local en campagne d’un « repas des aînés » au cours duquel « de menus présents […] ont été offerts aux convives » n’a pas « constitué des manœuvres susceptibles d’avoir altéré la sincérité du scrutin », notamment car il s’est déroulé « de manière conforme à la tradition locale ».

La notion de tradition républicaine a une très forte valeur symbolique. Elle est ainsi très fréquemment invoquée en politique et dans les saisines du Conseil constitutionnel. Par exemple, Emmanuel Macron y fait référence dans la Charte de transparence relative au statut du conjoint du Chef de l’État qu’il a souhaité adopter le 21 août 2017. Cet usage abondant de la tradition républicaine en politique ne signifie pas pour autant qu’elle constitue effectivement un concept juridique. En outre, il serait possible de se demander si la ve République a elle-même vocation et s’inscrit dans la tradition républicaine. Ne s’inscrit-elle pas à rebours d’une certaine tradition républicaine, ou en tous cas d’une tradition républicaine plus strictement parlementaire héritée des iiie et ive Républiques ? Comment peut-on (ré) concilier la ve République avec la tradition républicaine ?

Cette intégration de la tradition républicaine à la ve République et réciproquement se réalise d’abord par l’intégration de la tradition républicaine dans l’ordre juridique positif (I). Ensuite, elle est permise par l’aménagement de la tradition républicaine (II). Enfin, cette dernière a parfois une valeur incantatoire dans la jurisprudence du Conseil d’État (III).

I. L’intégration de la tradition républicaine

L’intégration de la tradition républicaine dans l’ordre constitutionnel français se réalise notamment par la reconnaissance de la valeur constitutionnelle des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR) (A), par la consécration de la doctrine du Conseil d’État dans l’article 34 de la Constitution (B) et par la codification du recours à l’exposé des motifs dans la loi organique relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution (C).

A. Les PFRLR, la tradition républicaine constitutionnalisée

Dès 1988, le Conseil constitutionnel affirme que la tradition républicaine peut être une source de droit constitutionnel, mais uniquement à la condition qu’elle soit reconnue par un principe fondamental reconnu par les lois de la République :

La tradition républicaine ne saurait être utilement invoquée pour soutenir qu’un texte législatif qui la contredit serait contraire à la Constitution qu’autant que cette tradition aurait donné naissance à un principe fondamental reconnu par les lois de la République.

Le Conseil constitutionnel a ainsi dégagé une série de conditions pour considérer qu’un principe fondamental est reconnu par les lois de la République et a donc valeur constitutionnelle : il faut que ce principe soit consacré par une loi ou plusieurs lois, que ces lois aient été adoptées sous une République, avant 1946, que ce principe ait fait l’objet d’une application continue et qu’il soit relatif à un droit ou une liberté. En conséquence, la tradition républicaine à elle seule n’a pas valeur constitutionnelle pour le Conseil constitutionnel.

Le paradoxe réside alors dans le fait que la source de la tradition est ici… la loi. La tradition n’est pas identifiée par une pratique ou des usages des pouvoirs publics, mais au contraire par la volonté implicite ou explicite réitérée du législateur, qui soit a adopté plusieurs fois le même principe, soit l’a laissé subsister. Cette version de la tradition républicaine réconcilie à la fois l’idée d’une formation historique du droit, un droit créé par l’écoulement du temps, et d’une création du droit qui soit le résultat de « la volonté nationale, exprimée par ses organes institutionnels », selon l’expression de Jules Grévy. Ce principe est alors hybride entre tradition et volonté.

Le Conseil d’État a fait siens cette idée et ces critères en identifiant lui-même un PFRLR dès 1996. Les PFRLR sont donc une tradition républicaine, d’origine législative, constitutionnalisée.

B. L’article 34 de la Constitution, consécration de la doctrine du Conseil d’État

Sous la ive République, le Conseil d’État avait identifié, défini et protégé une tradition républicaine, qui a été codifiée dans la Constitution de 1958 à l’article 34.

À la suite de l’excès de recours aux décrets-lois sous la iiie République, le constituant de la ive République avait entendu interdire les délégations législatives. L’article 13 de la Constitution disposait en conséquence : « L’Assemblée nationale vote seule la loi. Elle ne peut déléguer ce droit. » Le Conseil d’État dans sa fonction consultative avait alors développé une doctrine pour interpréter cette disposition, dans une série d’avis. Il a ainsi considéré que :

Certaines matières sont réservées à la loi soit en vertu des dispositions de la Constitution, soit par la tradition constitutionnelle républicaine résultant notamment du Préambule de la Constitution et de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789, dont les principes ont été réaffirmés par le Préambule ; que le législateur ne peut, dès lors, étendre à ces matières la compétence du pouvoir réglementaire ; mais qu’il se borne à poser les règles essentielles en laissant au Gouvernement le soin de les compléter.

La tradition républicaine et les limites inhérentes au pouvoir législatif qu’elle impose résultent en partie de textes, cette fois non pas à valeur législative ou constitutionnelle, mais à forte portée symbolique et au statut juridique incertain que sont la Déclaration de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946. Le préambule et le texte auquel il renvoie constituent alors une limite pour l’exercice du pouvoir législatif, même dans le cadre d’une conception légicentriste. En outre, l’usage de l’adverbe « notamment » indique que la tradition républicaine pourrait également trouver ses racines hors de ces textes symboliques. Le Conseil d’État considère par exemple que « toute création ou majoration d’impôts, de taxes fiscales ou parafiscales est en principe réservée par la Constitution et d’après la tradition républicaine au pouvoir législatif ». Ces limites constitutionnelles dégagées par le Conseil d’État sont parfois elles-mêmes reprises par le législateur dans une forme de mise en abîme. Par exemple, la loi no 54-809 du 14 août 1954 autorisant le Gouvernement à mettre en œuvre un programme d’équilibre financier, d’expansion économique et de progrès social dispose que :

Article unique. Les décrets prévus au présent article pourront modifier ou abroger les dispositions législatives en vigueur sans qu’il puisse être porté atteinte aux matières réservées à la loi, soit en vertu des dispositions de la Constitution, soit par la tradition constitutionnelle républicaine dont les principes ont été réaffirmés dans le préambule de la Constitution, ni à la protection des biens et des libertés publiques.

Le Conseil d’État, lorsqu’il rend des avis ou contrôle la légalité d’un décret pris en application de cette loi, est amené à livrer une interprétation de la doctrine qu’il a lui-même dégagée. Ainsi, même sous la ve République, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur la légalité de décret pris en application de cette loi et a donc interprété la tradition républicaine.

Cette doctrine du Conseil d’État progressivement développée sous la ive République est codifiée dans la Constitution de la ve République, à son article 34, qui liste les matières relevant de la compétence du pouvoir législatif. Cette disposition distingue ainsi entre matières pour lesquelles la loi « fixe les règles » et celles pour lesquelles elle « détermine les principes fondamentaux ».

Le Conseil constitutionnel n’a d’ailleurs pas tardé à estimer que cette délimitation du pouvoir législatif oblige le législateur à exercer pleinement sa compétence et à ne pas la déléguer. La jurisprudence du Conseil constitutionnel sur l’incompétence négative du législateur se présente alors comme le miroir de la doctrine du Conseil d’État développée dans ses avis. Cependant, le Conseil constitutionnel ne se fonde pas sur la tradition républicaine, mais expressément sur les dispositions de l’article 34 ou de la Déclaration de 1789. La consécration de cette tradition républicaine dans la Constitution exclut alors son invocation dans le cadre du contentieux constitutionnel, à moins qu’il ne soit possible de rapporter la preuve de l’existence d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République. De plus, les délégations législatives sont constitutionnellement organisées par la Constitution à son article 38 qui prévoit le régime des ordonnances. L’idée d’une limitation de la législation déléguée qui résulterait de la tradition républicaine n’a donc pas survécu à ces évolutions constitutionnelles. Ainsi, lorsqu’en 2008, des requérants font valoir devant le Conseil constitutionnel que la tradition républicaine exclut que le découpage des circonscriptions électorales se fasse par ordonnance, le Conseil balaie d’un revers de main la requête en considérant que « le principe invoqué par les requérants, qui ne résulte d’aucune disposition législative antérieure à la Constitution de 1946, est, en tout état de cause, expressément contredit par la Constitution du 4 octobre 1958 ». La tradition républicaine est donc fossilisée à ce qu’elle était avant 1946. Paradoxalement, la consécration de la tradition républicaine lui fait donc perdre sa force et sa portée.

C. L’exposé des motifs, tradition républicaine codifiée par la loi organique

La présentation de tout projet de loi par un exposé des motifs a également été considérée comme faisant partie intégrante de la tradition républicaine. Ce principe a été reconnu à l’occasion de la soumission du projet de loi autorisant la ratification du traité établissant une Constitution pour l’Europe au référendum. Plusieurs requérants ont tenté de contester la transmission d’un exposé des motifs accompagnant le projet devant le Conseil constitutionnel et devant le Conseil d’État. Les deux ont rejeté cette requête au motif que « l’exposé des motifs, qui, conformément à la tradition républicaine, accompagne un projet de loi et présente les motifs pour lesquels son adoption est proposée, est inséparable de ce projet ». L’exposé des motifs accompagnant le projet a donc été protégé par la tradition républicaine.

Le principe d’après lequel un projet de loi doit être accompagné d’un exposé des motifs a été consacré par l’article 7 de la loi organique no 2009-403 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution. Lors de son examen, le Conseil constitutionnel a relevé « qu’il consacre ainsi une tradition républicaine qui a pour objet de présenter les principales caractéristiques de ce projet et de mettre en valeur l’intérêt qui s’attache à son adoption ». Il a donc conclu qu’il n’était pas contraire à l’article 39 de la Constitution. Cette référence à la tradition républicaine n’est toutefois pas accompagnée de la reconnaissance d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République.

La tradition républicaine a donc pu être intégrée à l’ordre juridique positif de la ve République. Il arrive également que le Conseil d’État aménage la tradition républicaine pour l’adapter à la ve République.

II. L’aménagement de la tradition républicaine

La tradition républicaine a dû être aménagée, d’abord, pour s’accommoder de la présidentialisation du régime (A), ensuite, pour suivre les évolutions voulues par le constituant (B) et, enfin, elle a pu survivre quand il s’agit du gouvernement d’affaires courantes (C).

A. La tradition républicaine face à la présidentialisation

La question de l’aménagement de la tradition républicaine face à la présidentialisation du régime s’est posée à propos du temps de parole du président de la République. Faut-il décompter le temps de parole du président de la République comme faisant pleinement partie de ses fonctions officielles, hors décompte du temps de parole accordé aux courants politiques ? Ou le président est-il un orateur partisan ?

La tradition républicaine ferait du chef d’État un « pouvoir neutre » selon l’expression de Benjamin Constant, arbitre au-dessus des partis. Dans un arrêt Hoffer de 2005, le Conseil d’État juge ainsi :

En raison de la place qui, conformément à la tradition républicaine, est celle du chef de l’État dans l’organisation constitutionnelle des pouvoirs publics, le Président de la République ne s’exprime pas au nom d’un parti ou d’un groupement politique.

Le juge administratif fait ici de la tradition républicaine une source de droit. Le Conseil d’État juge donc légale la décision du Conseil supérieur de l’audiovisuel d’exclure du décompte du temps de parole les interventions du Président de la République au cours de la campagne pour le référendum sur la Constitution européenne. Cette décision pouvait surprendre puisque le chef de l’État, Jacques Chirac, s’était déclaré favorable à l’adoption du traité et était, compte tenu de la présidentialisation, celui qui fixait les grandes orientations politiques de la majorité.

Le Conseil d’État est revenu sur sa position quatre ans plus tard. Dans l’arrêt d’assemblée Hollande et Mathus, il a d’abord reformulé son considérant en se référant non seulement à la tradition républicaine, mais également à l’article 5 de la Constitution, qui était uniquement mentionné dans les visas dans la première décision. En revanche, il n’a plus exclu du décompte du temps de parole toutes les interventions du président. Il distingue ainsi entre le temps de parole au titre de la présidence et le temps de parole dans le cadre du débat politique national. Pour justifier cette évolution jurisprudentielle, le Conseil d’État se réfère aux spécificités de la ve République : « compte tenu du rôle qu’il assume depuis l’entrée en vigueur de la Constitution du 4 octobre 1958 dans la définition des orientations politiques de la Nation », « ses interventions et celles de ses collaborateurs » ne peuvent « être regardées comme étrangères, par principe et sans aucune distinction selon leur contenu et leur contexte, au débat politique national et, par conséquent, à l’appréciation de l’équilibre à rechercher entre les courants d’opinions politiques ». La tradition républicaine cède donc face aux pratiques de la ve République. Il n’est pas non plus exclu que cette évolution jurisprudentielle s’explique par la différence de styles des deux présidents en cause, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Ce dernier parfois qualifié d’hyperprésident n’hésitait pas à intervenir fréquemment dans les médias ce qui rendait de plus en plus fragile le principe précédemment développé par le Conseil d’État. Il y a donc ici une réelle tension entre la tradition républicaine et les institutions de la ve République.

La tradition républicaine a à l’inverse également été invoquée pour justifier la faculté du chef de l’État de se doter d’une administration. Dans un avis, le Conseil d’État estime que la création d’une administration sous l’autorité du président est en principe exclue, mais il invoque la tradition républicaine pour justifier la faculté de s’entourer d’une équipe de collaborateurs. En l’espèce, cela permet de justifier la création du Centre national de contre-terrorisme. Il considère que la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme auquel s’intègre le Centre national de contre-terrorisme n’est pas une administration et que sa création est donc conforme à la Constitution. Ici, la tradition républicaine est invoquée pour justifier une interprétation qui semble contraire à la Constitution.

B. Le contrôle des atteintes constituantes à la tradition républicaine

Le Conseil d’État dans son rôle consultatif est également le gardien du temple de la tradition républicaine puisqu’il estime que lorsqu’il examine pour avis un projet de révision constitutionnelle : « Il lui appartient aussi de signaler qu’une disposition contreviendrait à l’esprit des institutions, porterait atteinte à leur équilibre ou méconnaîtrait une tradition républicaine constante. » Si l’atteinte à la tradition républicaine n’interdit pas en principe la révision constitutionnelle, elle justifie aux yeux du Conseil d’État que le constituant soit alerté. Le Conseil d’État ne donne pas réellement plus de précisions à ce sujet. Ainsi, la tradition est-elle celle de toutes les républiques précédentes ? Uniquement des républiques parlementaires ? La ve République a-t-elle pu développer sa propre tradition républicaine ? Qu’est-ce qui rendrait cette tradition « constante » ?

En outre, si le Conseil constitutionnel décidait de contrôler la constitutionnalité de révisions constitutionnelles, il serait possible de s’interroger sur la relation entre cette « tradition républicaine » et l’interdiction prévue à l’article 89 de la Constitution de réviser la « forme républicaine du gouvernement ».

C. La survivance de la tradition républicaine, le gouvernement d’affaires courantes

Dans deux arrêts, le Conseil d’État a considéré qu’un principe traditionnel de droit public restreignait les pouvoirs d’un gouvernement démissionnaire ; celui-ci devant se limiter à expédier les affaires courantes. La première décision du Conseil d’État date de 1952 et concerne une période antérieure à l’entrée en vigueur de la Constitution de la ive République. Cette dernière disposait, dans son article 52 : « En cas de dissolution, le Cabinet, à l’exception du président du Conseil et du ministre de l’Intérieur, reste en fonction pour expédier les affaires courantes. » Cependant, le décret contesté par les requérants dans la décision Syndicat régional des quotidiens d’Algérie avait été adopté par le gouvernement provisoire qui avait donné sa démission le 11 juin 1946 à l’Assemblée constituante, avant que celle-ci ne procède le 19 juin à l’élection de son successeur, qui a constitué un gouvernement le 23 juin. Le décret daté du 17 juin avait été adopté par un gouvernement démissionnaire, mais rien ne prévoyait, dans la loi du 2 novembre 1945 portant organisation provisoire des pouvoirs publics, le régime juridique des actes pris par un gouvernement démissionnaire.

Le commissaire du gouvernement Delvolvé a alors proposé de considérer que les limites imposées à un gouvernement démissionnaire, qui ne pouvaient résulter de la Constitution de la ive République, trouvaient leur source dans « un principe traditionnel de droit public ». La question était alors celle de savoir si un tel principe avait survécu, d’une part, à la révision constitutionnelle de 1954 qui avait supprimé la référence au gouvernement d’affaires courantes et, d’autre part, à l’adoption d’une nouvelle Constitution qui n’y faisait aucune référence. Le commissaire du gouvernement Bernard a conclu par l’affirmative à ces deux questions au terme de raisonnements qu’il n’est pas possible de développer ici. Dans l’arrêt Brocas, le Conseil d’État a suivi son commissaire du gouvernement et considéré à nouveau que « selon un principe traditionnel du droit public, le Gouvernement démissionnaire garde compétence, jusqu’à ce que le président de la République ait pourvu par une décision officielle a son remplacement, pour procéder à l’expédition des affaires courantes ».

La tradition invoquée ici n’est pas qualifiée de républicaine, mais les références citées par les commissaires du gouvernement sont tirées des iiie et ive Républiques se rattachant donc à la tradition parlementaire française. Dans la décision Brocas, le Conseil d’État précise également que le gouvernement est démissionnaire dès qu’il a été censuré ; un gouvernement censuré est donc d’office un gouvernement diminué.

La notion de gouvernement d’affaires courantes a ainsi survécu à la présidentialisation de la ve République. Cependant, cette présidentialisation elle-même affaiblit la portée de ce principe, puisque le remplacement du gouvernement démissionnaire prend effet dès que le président y a « pourvu par une décision officielle ». En l’absence de procédure d’investiture, le président pourrait peut-être même renommer exactement le même gouvernement, comme l’avait fait de Gaulle en 1962 et ce gouvernement pourrait être considéré de plein exercice. La tradition républicaine, bien qu’ayant survécu à la ve République, voit donc sa portée sensiblement diminuée.

La notion de tradition républicaine semble aussi avoir dans certains cas un contenu plus émotionnel et idéologique que strictement juridique.

III. L’incantation de la tradition républicaine

La référence à la tradition républicaine apparaît parfois comme une formule incantatoire, une parole magique prononcée dans l’espoir de produire des effets. Cela s’est illustré à la fois dans la volonté d’asseoir la dignité sur la tradition républicaine (A) et de faire de cette dernière une composante de l’ordre public (B).

A. La dignité, principe dérivé de la tradition républicaine ?

Dans les années 2000, le Conseil d’État se saisit de la tradition républicaine comme d’une valeur plus que comme d’une norme ou d’un principe juridique à proprement parler.

La référence à la dignité apparaît dans l’avis de l’assemblée du Conseil d’État, Hoffman-Glemane du 16 février 2009 :

En rupture absolue avec les valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine, ces persécutions antisémites ont provoqué des dommages exceptionnels et d’une gravité extrême.

La notion de dignité est alors fondée d’une manière quelque peu surprenante sur la Déclaration de 1789, mais également sur la tradition républicaine. Dans cet avis le Conseil d’État se réfère à des « valeurs et principes » semblant ainsi s’éloigner de considérations juridiques et se placer sur un plan davantage moral. La tradition républicaine elle-même sert à condamner les persécutions perpétrées par l’État français pendant la Seconde Guerre mondiale. Le Conseil d’État ne mobilise donc la tradition républicaine non plus réellement comme principe juridique, mais comme notion axiologique. Ce caractère axiologique se retrouve également lorsque le Conseil d’État semble vouloir faire de la tradition républicaine une composante de l’ordre public.

B. La tradition républicaine composante de l’ordre public ?

Par une trajectoire étrange, la notion de tradition républicaine semble être devenue, au moins le temps d’un référé, une composante de l’ordre public. Dans la première ordonnance du juge des référés interdisant les spectacles de Dieudonné, le Conseil d’État estime que :

Les allégations selon lesquelles les propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale relevés lors des séances tenues à Paris ne seraient pas repris à Nantes ne suffisent pas pour écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine.

Le Conseil d’État reprend les motifs de Hoffman Glemane et la décision figure elle-même dans les visas. Le spectacle est interdit au motif que sa tenue risquerait de porter atteinte à des valeurs et principes consacrés par la tradition républicaine. Les ordonnances suivantes ayant interdit les spectacles de Dieudonné ne reprennent cependant ni cet argument ni cette référence à la tradition républicaine.

L’intégration des valeurs et principes consacrés par la tradition républicaine comme composantes de l’ordre public est restée ponctuelle et n’a pas été réaffirmée par le Conseil d’État par la suite.

Cette évolution symbolique, si elle semble avoir été abandonnée par le juge administratif, a été reprise par le gouvernement dans un décret portant dissolution d’un groupement de fait, le groupement Loup gris considéré comme violent et soupçonné d’actes de terrorisme. Voici comment le gouvernement fonde la dissolution du groupement de fait :

Ce groupement de fait est directement impliqué dans plusieurs actions violentes particulièrement graves, constitutives d’infractions pénales et contraires aux valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine.

Il n’est pas exclu que le gouvernement se saisisse à nouveau de ce motif pour justifier des mesures de police. Dans ce cas, le Conseil d’État pourrait être amené à revenir sur cette définition axiologique de l’ordre public.

La tradition républicaine reste une notion difficilement saisissable : est-elle une source de droit ? Quelle est sa valeur ? constitutionnelle ? législative ? supra-constitutionnelle ? Quels critères permettent de l’identifier ? Elle-même trouve-t-elle sa source dans des textes de valeur constitutionnelle ? des lois de Républiques précédentes ? des pratiques politiques ? La tradition républicaine ne se présente donc pas comme une catégorie juridique aussi identifiable que les principes généraux du droit.

Elle représente un symbole fort dont les rapporteurs publics et le Conseil d’État tant dans sa fonction consultative que juridictionnelle n’hésitent pas à se saisir pour défendre les valeurs qui leur semblent justes. Le Conseil d’État semble à cet égard se considérer comme investi de la mission de gardien du temple de la tradition républicaine. Elle lui permet également de reconnaître des limites au pouvoir du gouvernement qui restent souvent minimales. Cependant, en étant le doctrinaire de la tradition républicaine, le Conseil d’État peut aussi influencer les pouvoirs publics qui peuvent reprendre et consacrer ses trouvailles. Le recours à cette notion, s’il reste parcimonieux, permet d’en faire une ressource argumentative en l’absence de sources de droit aisément identifiables. Cependant, il peut être dangereux pour une institution publique de se penser la seule à pouvoir dire ce qu’est la tradition de la République ou encore d’enfermer cette République dans les traditions qu’elle aura choisies pour elle.

Margaux Bouaziz

Maîtresse de conférences à l’Université de Bourgogne (CREDESPO).

Pour citer cet article :

Margaux Bouaziz « Le Conseil d’État et la tradition républicaine », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/le-conseil-d'etat-et-la-tradition-republicaine-1993]