L’office assumé par le Conseil d’État dans l’examen préalable des projets de loi constitutionnelle (2018-2024)
Si la contribution du Conseil d’État à l’élaboration – et à la réécriture – de la Constitution de 1958 n’est pas inédite, la publicité désormais accordée à ses avis l’a conduit, depuis 2018, à préciser la grille d’examen qu’il applique aux projets de révision que lui soumet le Gouvernement préalablement à leur dépôt au Parlement.
Les quelques avis rendus depuis lors en la matière invitent à analyser l’autoreprésentation que l’institution y livre de son propre office consultatif et, à travers elle, la conception qu’elle se fait de la Constitution et des limites du pouvoir constituant dérivé. Cette contribution soulève alors la question suivante : le Conseil d’État, lorsqu’il est saisi pour avis d’un projet de loi constitutionnelle, se fait-il censeur du pouvoir de révision ou auxiliaire du Gouvernement dans la mise en œuvre constitutionnelle de ses politiques publiques ?
The Role assumed by the Conseil d’État in the Preliminary Review of Constitutional Bill Proposals (2018-2024)
While the contribution of the Conseil d’État to the drafting – and rewriting – of the 1958 Constitution is well known, the publicity now given to its advisory opinions has, since 2018, led it to clarify the analytical framework it applies to constitutionnal amendment bills submitted by the Government prior to their introduction in Parliament. The few opinions delivered on the matter since then invite to an analysis of the self-representation the institution offers of its own advisory function and, through it, the understanding it holds of the Constitution and the limits of the derived constituent power. This article then raises the following question: when the Conseil d’État is consulted on a constitutionnal bill, does it act as a censor of the revision power or as an auxiliary to the Government in the constitutional implementation of its public policies ?
Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l’esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais ce cas est rare ; et lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante : on y doit observer tant de solennités et apporter tant de précautions que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu’il faut tant de formalités pour les abroger.
Montesquieu, Lettres persanes (1761), no lxxix.
Ce célèbre passage des Lettres persanes, souvent cité, semble aujourd’hui passé de mode. Face à la souveraineté de l’État législateur – et au potentiel d’inconstance et d’arbitraire qu’elle porte en ses flancs – le constitutionnalisme moderne semblait avoir reporté sur la Constitution le caractère de « sainteté » qu’Usbek, dans sa lettre à Rhedi, prêtait aux lois en général. Or la boulimie normative du législateur contemporain n’épargne plus même cette dernière – si tant est qu’elle ne l’ait jamais été, tant la « frénésie constitutionnelle » semble inscrite dans le caractère national. À l’heure où sont écrites ces lignes, et en dépit de sa « rigidité », la Constitution du 4 octobre 1958 a été révisée à vingt-cinq reprises en soixante-six ans d’existence : soit en moyenne une révision tous les deux ans et demi. Si la tradition constitutionnelle française reconnaît au peuple le droit inaliénable – en réalité exercé par ses représentants et à leur initiative – « de revoir, de réformer et de changer sa Constitution », la conciliation de cet impératif de mutabilité avec la vocation de toute œuvre constituante à survivre au passage des générations suppose, comme le suggérait Montesquieu, l’existence d’un « dépôt » capable de modérer « la volonté momentanée du prince » – en l’occurrence, du pouvoir de révision – pour l’inscrire dans le temps long d’une histoire, d’une tradition, voire d’une identité constitutionnelle dont le propre est de transcender l’évolution des textes écrits. Or sous la ve République, alors que cette charge ne saurait incomber ni au Parlement, que la succession des majorités rend impropre à incarner cette stabilité, ni au Conseil constitutionnel qui y a renoncé, c’est le Conseil d’État qui, dans l’exercice de sa fonction consultative, revendique cette charge de modérer les élans du réformisme constitutionnel. Longtemps restée confidentielle, cette tâche assumée par la Haute assemblée en amont de toute procédure de révision engagée par l’Exécutif, est depuis peu ouvertement revendiquée. La présente contribution se propose donc d’analyser cet examen préalable des projets de loi constitutionnelle, non tant du point de vue du fond, qu’au regard de la conception que le Conseil livre de son propre office.
La contribution du Conseil d’État à l’élaboration du droit constitutionnel de la ve République n’est plus à démontrer. On sait d’abord que son association à l’écriture de la Constitution de 1958, loin d’être purement formelle, l’a conduit à s’en faire le « co-auteur ». On connaît ensuite la part qu’il a prise dans la mise en place des institutions nouvelles, à travers notamment la rédaction des ordonnances de l’article 92. On sait enfin que le « polymorphisme » de ses attributions consultatives lui confère un rôle tout à fait central, tant dans la mise en œuvre que dans l’interprétation du texte constitutionnel : qu’il rende un avis sur un projet de texte réglementaire, législatif ou organique ; qu’il soit consulté par un ministre sur une « difficulté » d’ordre administratif ; ou qu’il se saisisse lui-même de questions constitutionnelles dans le cadre de son rapport annuel ou de ses études thématiques. Le caractère tentaculaire de sa fonction de conseil – dont la croissance sous la ve République est le corollaire de la primauté du pouvoir exécutif – fait que l’institution du Palais-Royal, située « au cœur de l’État », occupe une place centrale d’un bout à l’autre de la chaîne de production du droit et d’un échelon à l’autre de la hiérarchie des normes. Pour cette raison, mais également en vertu du rapport historique privilégié qu’il entretient à la Constitution, le Conseil d’État jouit, en matière constitutionnelle, d’une autorité à la fois technique et morale dont nulle autre instance – pas même le Conseil constitutionnel – n’est en mesure de se targuer.
Or cette autorité s’illustre en particulier lorsqu’il est amené – à une fréquence sans doute moins exceptionnelle qu’on le souhaiterait – à examiner un projet de révision constitutionnelle. La chose n’est pas nouvelle, mais mérite qu’on en prenne la mesure. En droit d’abord, la consultation du Conseil fait virtuellement partie intégrante de la procédure de révision, en vertu d’une lecture combinée des articles 89 et 39 de la Constitution : de manière systématique pour les projets de loi constitutionnelle qui, comme tout « projet de loi », doivent lui être soumis préalablement à leur délibération en Conseil des ministres ; et de manière facultative, depuis 2008, pour les propositions de loi constitutionnelle (quoique les Chambres ne se soient pas encore saisies de cette possibilité). Si l’on considère à présent les faits, qui ne sauraient se limiter aux seules révisions ayant abouti, on s’aperçoit que depuis 1958 le Conseil a été saisi pour avis – et a donc contribué à la rédaction, voire dans certains cas au retoquage – de pas moins de quarante-trois projets de loi constitutionnelle. Il est donc, compte tenu de l’incompétence du Conseil constitutionnel en la matière, « la seule institution, non élue, à disposer d’un droit de regard sur les révisions de la Constitution » et à pouvoir modérer le réformisme constitutionnel qui anime l’Exécutif sous la ve République.
Certes, le fait n’est pas bien neuf. Ce qui l’est, en revanche, c’est que l’activité para‑constituante du Conseil d’État nous est désormais partiellement accessible. Longtemps couverts par une tradition du secret qu’il n’appartient, encore à ce jour, qu’au Gouvernement de lever, ses avis en la matière n’étaient portés à la connaissance du public qu’au prix de certaines indiscrétions – comme ce fut le cas de l’avis négatif du 1er octobre 1962 relatif à l’élection du président de la République au suffrage universel, et de celui, tout aussi négatif, du 3 mars 1969, portant sur la régionalisation et la réforme du Sénat –, puis à compter des années 1990, par voie de résumés ou d’extraits occasionnellement insérés au rapport annuel. Tout cela change en 2015, lorsque le président Hollande décide que les avis rendus sur les projets de loi – y compris constitutionnelle – seront désormais systématiquement rendus publics par le Gouvernement et joints au dossier législatif, dans le double but d’éclairer les débats parlementaires et d’informer l’opinion. Or cette levée du secret – qui repose sur une simple pratique – a eu pour effet collatéral d’inciter le Conseil d’État à définir la nature de son office lorsqu’il est saisi d’un projet de révision constitutionnelle.
À vrai dire, la ci-devant Section du rapport et des études en avait déjà livré un avant-goût dans le rapport public de 2009, à propos de la révision du 23 juillet 2008. Mais il faut attendre l’avis du 3 mai 2018, relatif au projet pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, réitéré par celui du 20 juin 2019 rendu sur le projet pour un renouveau démocratique, pour que l’Assemblée générale décline, pour la première fois de manière aussi systématique et avec un tel luxe de détails, les « critères » propres à l’examen d’un projet de loi constitutionnelle. Cette grille de lecture sera ensuite appliquée aux trois derniers projets de révision en date (lesquels se réfèreront systématiquement aux précédents de 2018 et 2019) : le 14 janvier 2021 à propos de l’inscription de la protection de l’environnement à l’article 1er de la Constitution ; le 7 décembre 2023 à propos de la liberté de la femme à recourir à une IVG ; et le 24 janvier 2024 au sujet du dégel du corps électoral spécial de Nouvelle-Calédonie.
Ce soudain souci de transparence (dont on ne trouve pas d’équivalents à propos des projets de loi ordinaire ou organique) doit être questionné et semble pouvoir s’expliquer par trois raisons. Premièrement, un souci de pédagogie : lorsqu’il n’avait pas vocation à être publié (ce qui était systématiquement le cas des projets de révision avant 2015), l’avis du Conseil d’État sur un projet de loi se limitait en pratique au texte délibéré en Section voire en Assemblée générale – lequel demeure à ce jour réservé à la seule connaissance du Gouvernement – le cas échéant accompagné d’une brève note explicative, destinée à en préciser les raisons ; la levée du secret impliquait donc d’en formaliser et d’en étoffer la motivation. Deuxièmement, une volonté manifeste de rappeler le caractère solennel de la procédure de révision : il s’agit clairement, pour le Conseil, de réagir à la banalisation des révisions d’origine gouvernementale depuis les années 1990, banalisation qu’il pointe d’ailleurs régulièrement du doigt dans ses rapports d’activité. Troisièmement – et c’est sans doute l’essentiel – une volonté de justification : car il faut avoir à l’esprit que le Conseil d’État endosse ici un rôle que le Conseil constitutionnel a renoncé à jouer, mais qu’il ne peut assumer lui-même que dans la limite de ses attributions consultatives. En d’autres termes, s’il s’érige en contrôleur du pouvoir de révision, c’est sans oublier qu’il demeure, en premier chef, le conseiller du Gouvernement dans la mise en œuvre juridique (et en l’occurrence, constitutionnelle) de ses ambitions et volontés politiques.
C’est donc cette autoreprésentation de son office, et la grille d’examen qui en découle, que l’on souhaite ici interroger, à partir des cinq avis rendus en la matière depuis 2018 et, le cas échéant, de quelques exemples issus d’avis antérieurs. L’étude de ce matériau suscite d’emblée deux séries d’interrogations.
La première porte sur la nature et l’intensité de l’examen opéré par le Conseil d’État. D’ordinaire, le « contrôle-qualité » des projets de texte soumis au Conseil – que Bruno Latour décrit comme une opération de « transsubstantiation des textes juridiquement faibles en textes juridiquement forts » – repose, de l’aveu de ses membres, sur trois ordres de considérations dont l’étanchéité est toute relative. D’abord, la régularité : soit la conformité aux « normes de droit supérieures », lorsqu’elles existent, ainsi que « l’articulation correcte avec le droit existant » dans un souci de sécurité juridique. Ensuite, la forme : c’est-à-dire la qualité légistique du texte, en particulier « la recherche d’une présentation et d’une écriture du projet aussi simples et claires que possible et conformes aux conventions appliquées en la matière ». Enfin, l’opportunité : celle-ci se limite en principe à la seule « opportunité administrative » des dispositions examinées, en d’autres termes à l’analyse « de leur pertinence, de leur cohérence, de leur faisabilité et de leur simplicité, au service des objectifs que le Gouvernement cherche à atteindre » et dont le Conseil s’interdit – du moins est-ce le discours affiché – de discuter le bien-fondé.
Or il est bien évident que cette grille de lecture ne saurait être transposée telle quelle aux projets de loi constitutionnelle : d’un côté, la place que le texte a vocation à occuper dans l’ordonnancement juridique réduit considérablement le périmètre d’un examen sous l’angle de sa régularité (sauf à se prononcer, comme en 1962 et 1969, sur l’orthodoxie de la procédure envisagée) ; de l’autre, ses incidences potentielles sur la vie politique du pays impliquent, en sens inverse, un examen d’autant plus poussé de son opportunité – et d’une opportunité non plus administrative, mais bien, comme le relève Pierre de Montalivet, d’une « opportunité constitutionnelle ». La doctrine de la Section de l’Intérieur et de l’Assemblée générale à l’égard des projets de révision est ainsi résumée par le président Michel Bernard :
[Le Conseil d’État] se prononce d’abord, s’il y a lieu, sur la régularité de la procédure suivie. Pour le reste, le pouvoir constituant est souverain et le contenu même des textes ne peut faire l’objet que d’une appréciation en opportunité. Mais le Conseil d’État veille à ce que son appréciation soit indépendante de toute considération politique et repose sur des critères objectifs : respect de la tradition républicaine, nécessité d’un bon fonctionnement des institutions, cohérence des textes, adéquation entre les mesures proposées et les intentions de leurs auteurs.
Ce sont précisément ces critères – publiquement rappelés et précisés depuis l’avis inaugural du 3 mai 2018 – et en particulier leur objectivité que le présent propos souhaite questionner, dans la mesure où ils expriment, de la part du Conseil d’État, une certaine conception de la Constitution et des limites du pouvoir de révision.
La deuxième série d’interrogations concerne l’autorité des avis du Conseil d’État sur l’exercice du pouvoir de révision. En d’autres termes : sa compétence consultative lui donne-t-elle les moyens de ses ambitions ? On sait que le Conseil est généralement suivi par le Gouvernement concernant les projets de loi et d’acte réglementaire : bien qu’en principe ses avis ne soient pas conformes, toute velléité de les ignorer – en particulier sur le plan de la régularité juridique – expose le législateur et le pouvoir réglementaire à un risque de censure ou d’annulation. En outre, tout contournement de la compétence du Conseil lorsque sa consultation est obligatoire constitue, aux termes de la jurisprudence administrative comme constitutionnelle, un vice de procédure. Il en résulte, s’agissant des textes organiques, législatifs et réglementaires, que si les avis du Conseil « ne sont pas décisoires, ils peuvent être décisifs ». Or, compte tenu de leur valeur juridique et de l’incompétence du Conseil constitutionnel à leur égard, qui les place à l’abri d’une censure, la question ne saurait se poser dans les mêmes termes à propos des lois constitutionnelles.
La liberté du pouvoir de révision est donc plus importante. Et on peut se demander si la publicité des avis depuis 2015 est de nature à en renforcer l’autorité ou au contraire à la réduire. Il faut en effet garder à l’esprit que la tradition du secret trouvait sa justification dans le fait que les avis du Conseil sur un projet de texte ne se réduisent pas à une simple consultation. Parce qu’il « participe à la confection » des textes qui lui sont soumis, son intervention constitue une véritable « association à la prise de décision » : « Dans son rôle de conseiller du Gouvernement, écrit le président Marceau Long, le Conseil d’État n’est pas un corps de contrôle dont les interventions doivent normalement être publiques. Il est l’un des rouages du processus de décision gouvernementale ». La copie du Gouvernement fait en effet l’objet d’un double, voire d’un triple examen – par le rapporteur, en Section, puis en Assemblée générale pour les textes les plus importants (ce qui est systématiquement le cas des projets de loi constitutionnelle) – examen au cours duquel les membres du Conseil, au terme d’une procédure collégiale et délibérante assez proche de la procédure parlementaire, corrigent, biffent, ajoutent… bref, produisent un texte nouveau. À tel point que le Conseil apparaît, dans bien des cas, comme le « coauteur » du texte finalement adopté. Or, si l’on prend l’exemple de l’avis du 7 décembre 2023 relatif à la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse, et qu’on se souvient de la manière dont ce document, devenu une pièce du dossier législatif, a pu peser sur les débats parlementaires, il est difficile de savoir si sa publicité, en élargissant sa diffusion au-delà de la seule sphère gouvernementale, a eu pour effet de renforcer l’autorité du Conseil d’État sur l’exercice du pouvoir de révision, ou au contraire de restreindre sa liberté de ton vis-à-vis du Gouvernement, voire de contribuer à légitimer la volonté politique de ce dernier face au Parlement en lui apposant le sceau l’expertise juridique.
Ces deux séries de réflexions aboutissent dès lors à une interrogation plus générale : le Conseil d’État, lorsqu’il procède à l’examen préalable d’un projet de loi constitutionnelle, intervient-il comme « aide et conseil » du Gouvernement dans la réalisation de ses ambitions politiques, ou comme gardien informel de la Constitution face aux entreprises révisionnistes de l’Exécutif ? Il convient, pour y répondre, de distinguer l’ambition affichée de sa mise en œuvre concrète. Si le Conseil, dans l’autoreprésentation qu’il livre de son office depuis 2018, semble s’ériger en censeur du pouvoir de révision (I), l’application qu’il en fait aux projets de loi constitutionnelle qui lui sont soumis le cantonne plutôt à un rôle d’auxiliaire du Gouvernement dans la mise en œuvre constitutionnelle de ses politiques publiques (II).
I. Le Conseil d’État, censeur du pouvoir de révision de la Constitution
De prime abord, l’ambition affichée par le Conseil d’État est celle d’un gardien. Gardien d’une certaine continuité constitutionnelle et du legs de principes et de valeurs sur lequel elle se fonde, il revendique le privilège de modérer les volontés momentanées du pouvoir de révision. Le raisonnement qu’il développe pour justifier son office mérite dès lors qu’on s’y attarde, dans la mesure où ce rôle de censeur s’affirme en dépit du caractère non contraignant de sa fonction consultative (ou peut-être précisément grâce à lui). Investissant la place laissée vacante par l’absence de contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles (A), le Conseil se fonde sur l’examen en opportunité des projets de révision qui lui sont soumis pour défendre une certaine éthique de la Constitution dont il prétend conserver le dépôt (B).
A. Une place à prendre : pallier l’absence de contrôle des lois constitutionnelles
1. En premier lieu, le Conseil justifie son office par la nécessité de combler le vide laissé par la décision du 26 mars 2003, par laquelle le Conseil constitutionnel s’est jugé incompétent pour contrôler la constitutionnalité des lois de révision. Et il le fait de curieuse manière, en reprenant à son compte le postulat positiviste et volontariste sur lequel repose cette déclaration d’incompétence. Dans ses deux avis de 2018 et 2019, l’exposé de son office débute en effet par l’affirmation suivante :
Le pouvoir constituant est souverain. Il s’ensuit que la vérification de la conformité à la norme supérieure, qui constitue une part essentielle de l’examen d’un texte par le Conseil d’État [d’un projet de loi ou de décret], n’a pas lieu d’être en l’espèce puisque la Constitution est, dans l’ordre interne la norme suprême.
De prime abord, il s’agit ni plus ni moins que d’un rappel combiné des jurisprudences Maastricht II du Conseil constitutionnel (2 septembre 1992) et Sarran du Conseil d’État (30 octobre 1998). En réalité, l’Assemblée générale fonde ici son raisonnement sur un syllogisme dont la majeure – le pouvoir constituant est souverain – est incontestable, mais dont la mineure implicite – à s’avoir l’identité de nature entre pouvoir constituant et pouvoir de révision, dont se déduit l’identité de valeur entre Constitution et loi constitutionnelle – est on ne peut plus critiquable.
Quoique consacrée par la jurisprudence et admise par une partie de la doctrine, cette double équivalence est en effet sujette à caution sur le plan théorique, dès que l’on accorde quelques crédits à la hiérarchie du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués et que l’on admet que la Constitution est autre chose qu’une simple forme normative. Parce qu’il s’agit d’une compétence dérivée dont l’exercice est confié à des autorités instituées soumises à certaines contraintes formelles, procédurales et matérielles, le pouvoir de révision est en effet un pouvoir constitué, et par conséquent « juridiquement limité ». La thèse de l’équivalence ne peut donc être validée qu’au prix d’une lecture kelsénienne consistant à dire qu’en l’absence d’instance habilitée à censurer les lois constitutionnelles, on doit admettre qu’une loi de révision formellement ou matériellement contraire à la Constitution n’en est pas moins valable – le maintien en vigueur d’une loi inconstitutionnelle serait en effet une « contradictio in adjecto » – et qu’en conséquence son auteur jouit d’une liberté équivalente à celle du constituant. Or c’est précisément à ce point de vue que le Conseil d’État, à la suite du Conseil constitutionnel, semble ici se rallier : en l’absence de hiérarchie formelle (c’est-à-dire juridictionnellement sanctionnable) entre Constitution et loi constitutionnelle, tout examen de cette dernière sous l’angle de sa régularité juridique (autre que procédurale), semble exclu.
2. Pourtant, et c’est ce qu’il importe de relever ici, l’adhésion à ce postulat positiviste et volontariste ne remplit pas, dans le raisonnement du Conseil d’État, la même fonction que dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Pour ce dernier, la souveraineté du supposé constituant est un argument d’autolimitation justifiant son incompétence : c’est précisément parce que, suivant une théorie bien connue du doyen Vedel, sa légitimité repose sur la capacité du pouvoir de révision à infirmer ses décisions que le juge constitutionnel, simple pouvoir constitué, ne peut se permettre d’en contrôler la volonté. Point tant de scrupules, en revanche, du côté du Conseil d’État. Bien au contraire, c’est précisément parce que la liberté du pouvoir de révision ne rencontre aucun obstacle positif que son intervention préalable est, à ses yeux, nécessaire. L’examen auquel il soumet les projets de loi constitutionnelle est d’ailleurs d’autant plus crucial que, si les garanties procédurales prévues à l’article 89 de la Constitution sont renforcées par rapport à la procédure législative ordinaire, les garanties normatives sont, quant à elles, positivement inexistantes en l’absence d’instance compétente pour en censurer la méconnaissance.
L’importance de cet examen est accrue par le rôle que la Constitution lui confère : aucune autre consultation que celle du Conseil d’État n’est requise sur un projet de révision constitutionnelle avant que le Parlement et, le cas échéant, le peuple n’en décident. En outre, le Conseil constitutionnel a exclu d’exercer son contrôle en la matière.
En d’autres termes, là où la souveraineté du pouvoir de révision constitue un frein à la compétence contentieuse du Conseil constitutionnel, elle légitime au contraire la compétence consultative du Conseil d’État, ainsi que la grande liberté d’appréciation et de ton dont il fait montre dans l’exercice de sa tâche. Cela tient bien entendu à la divergence de leurs offices respectifs. Le premier ne peut en effet être saisi que pour contrôler la régularité d’un produit fini, exprimant une volonté déjà politiquement imputée. Le second, saisi en amont du processus de révision, alors que « le constituant » ne s’est pas encore manifesté, est compétent non pour censurer, mais pour émettre un avis que l’Exécutif et le Parlement sont ensuite libres de suivre ou non. Les verbes d’action employés par l’Assemblée générale ont à cet égard leur importance. Contrairement à un acte dont la légalité serait contestée au contentieux, celle-ci ne « contrôle » pas le projet qui lui est soumis : elle l’« examine ». Et ce faisant, elle se contente de « vérifier », de « veiller », de « souligner », de « rappeler », voire le cas échéant d’« attirer l’attention » du Gouvernement, de « l’inviter », de lui « recommander », de lui « suggérer » ou encore de lui « proposer » de considérer telle ou telle rédaction qu’elle estime opportune. Cette apparente déférence n’est en réalité que le masque de la grande liberté dont, à la différence du Conseil constitutionnel, le Conseil d’État bénéficie vis-à-vis des projets de révision qui lui sont soumis. Parce qu’il intervient comme organe de conseil et non comme instance juridictionnelle, il a en effet dans sa main une carte dont ne dispose pas son voisin du Palais-Royal : l’examen en opportunité.
3. Et c’est précisément cette carte de l’opportunité qui lui permet de pallier l’impossibilité d’une analyse de la régularité juridique du projet : « Si aucune norme ne s’impose à la Constitution, le Conseil d’État ne procède pas moins à un examen particulièrement attentif des dispositions qui lui sont soumises ». Tout est dans la conjonction « si ». Aucune norme ne s’impose à la Constitution – et donc, sous-entendu, au pouvoir de révision ? Qu’à cela ne tienne : ce qu’il n’est pas possible de lui opposer du point de vue juridique de la régularité peut l’être du point de vue de l’opportunité, et en l’occurrence d’une opportunité constitutionnelle, située à mi-chemin de l’opportunité « administrative » (dont il s’occupe d’ordinaire lorsqu’il examine un projet de loi ou d’acte réglementaire) et l’opportunité politique (qu’il s’interdit en principe d’apprécier). Après avoir dans un premier temps adhéré au postulat positiviste de base dans le but de justifier son office, le recours à l’opportunité permet au Conseil, dans un second temps, de s’en affranchir pour pallier les limites de la hiérarchie des normes. C’est ainsi qu’après avoir affirmé que « la Constitution est, dans l’ordre interne, la norme suprême » – formule conçue en 1998 pour résoudre, en faveur de la Constitution nationale, tout conflit de normes avec le droit international ou européen – l’Assemblée générale poursuit :
Toutefois, il est nécessaire que le Conseil d’État s’assure que le projet qui lui est soumis ne place pas la France en contradiction avec ses engagements internationaux, afin d’attirer, le cas échéant, l’attention du Gouvernement sur les difficultés que cela pourrait entraîner.
Il ne s’agit pas ici de pointer une irrégularité juridique. C’est de la Constitution – comme l’expriment ses articles 54 et 55 – que, d’un point de vue interne, les traités tirent à la fois leur validité et leur intégration dans l’ordre juridique national. Et la jurisprudence administrative témoigne de ce que le Conseil d’État, au contentieux, s’efforce toujours d’assurer, au moins formellement, la suprématie de la Constitution sur le traité s’il n’est pas en mesure d’esquiver le conflit normatif. Il s’agit seulement ici « d’attirer l’attention du Gouvernement sur les difficultés que cela pourrait entraîner ». En d’autres termes, le raisonnement en opportunité permet, tout en préservant formellement la suprématie juridique de la Constitution, d’étayer ou au contraire de contester la pertinence d’un projet de révision en pointant le risque politique – mais également les difficultés juridiques – que courrait l’État si son adoption le conduisait à se dédire de ses engagements internationaux et européens.
Il le fait par exemple en 2023, pour constater que, bien que la Cour de Strasbourg ait toujours refusé jusqu’ici de consacrer un droit à l’avortement sur le fondement de l’article 8 de la Convention, l’inscription dans la Constitution de la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ne risque pas de placer la France en contradiction avec ses engagements européens compte tenu de la marge d’appréciation reconnue à chaque État en la matière. Il le fait encore en 2024, cette fois-ci pour appuyer l’opportunité du projet de révision visant à dégeler le corps électoral spécial néo-calédonien : l’accroissement de la population résidente exclue du droit de vote pour l’élection du Congrès et des assemblées provinciales, dont la proportion est passée de moins de 8 % en 1999 à près de 20 % en 2023, risquerait en effet d’exposer la France à une condamnation de cette même Cour sur le fondement de l’exigence d’universalité du suffrage. Le raisonnement en opportunité répond donc ici à un souci de pragmatisme plutôt que de simple conformité à des règles qui, en tout état de cause, ne s’imposent pas à la Constitution. Mais c’est surtout sur le plan interne que se déploient les potentialités de cet examen.
B. Un dépôt à conserver : promouvoir une éthique de la Constitution
1. En second lieu, ce prisme de l’opportunité permet en effet au Conseil d’État, en s’affranchissant de la logique positiviste, de défendre, face aux errements du pouvoir de révision, une certaine « éthique » de la Constitution.
Celle-ci se fonde d’abord sur une vision matérielle de ce que doit être une constitution et de ce qu’elle est censée contenir. Comme le relève Séverine Leroyer, ses critères d’examen « révèlent une certaine conception de la Constitution […] en tant que texte devant contenir certaines dispositions, matériellement constitutionnelles, et en exclure d’autres qui ne le sont pas ». C’est ainsi que le Conseil prétend défendre « la dignité de la norme suprême ». La défendre, d’abord, face à la banalisation des révisions constitutionnelles : « [la] Constitution [ayant] vocation à s’inscrire dans la durée », sa modification ne peut tenir « à des circonstances particulières ou à des considérations contingentes qui l’exposeraient au risque d’être rapidement remise en cause ». La défendre, ensuite, contre la tendance à n’y voir qu’une simple forme susceptible de recevoir n’importe quel contenu : c’est pourquoi il s’assure « que les mesures envisagées sont de niveau constitutionnel », afin que la Constitution « ne soit pas surchargée de dispositions de rang inférieur », qui auraient plutôt vocation à figurer dans une loi organique ou ordinaire. On voit donc s’esquisser ici l’idée qu’il existerait une essence de la Constitution, caractérisée à la fois par sa pérennité et par son objet… objet que le Conseil prend d’ailleurs soin de ne pas définir, ce qui lui donne toute liberté de justifier au cas par cas certaines adjonctions ou disjonctions, particulièrement lorsqu’il s’agit de dispositions techniques ou de détail, ou de contester l’opportunité d’insertions plus substantielles.
Mais son éthique de la Constitution va au-delà d’une simple conception matérielle, pour esquisser ce que l’on pourrait appeler une conception substantielle. Les critères qu’il emploie alors suggèrent qu’il existerait, à la fois au sein et en surplomb de la Constitution écrite, une sorte de substance constitutionnelle opposable à la volonté du pouvoir de révision et dont le texte ne serait que le support formel, voire momentané.
[S’il] n’existe pas de hiérarchie au sein de la Constitution, il revient au Conseil d’État de relever, le cas échéant, qu’une disposition ne s’inscrit pas dans les grands principes qui fondent notre République […]. Il lui appartient aussi de signaler qu’une disposition contreviendrait à l’esprit des institutions, porterait atteinte à leur équilibre ou méconnaîtrait une tradition républicaine constante.
Ces critères méritent qu’on s’y attarde, car ils constituent le cœur de l’opportunité constitutionnelle et permettent au Conseil d’État de reconstruire, en marge de la hiérarchie formelle et à défaut de « normes » s’imposant au pouvoir de révision, ce qui apparaît de prime abord comme une manière de supraconstitutionnalité informelle. On sait que le concept, dont la pertinence a donné lieu à une controverse fameuse, est aujourd’hui majoritairement rejeté en doctrine comme « logiquement inconstructible » puisque participant d’une forme de réminiscence jusnaturaliste. On reviendra plus bas sur le bien-fondé ou non de son emploi pour qualifier les critères substantiels dégagés par le Conseil. À ce stade, cependant, il n’est pas inutile, pour analyser ces derniers, de mobiliser deux des significations que la notion de supraconstitutionnalité peut revêtir en doctrine.
2. Certains critères évoquent d’abord ce qu’on pourrait appeler une « supraconstitutionnalité interne », et qui renvoie à l’existence d’une hiérarchie au sein des règles et principes de valeur constitutionnelle, dont certains, par leur contenu ou leur continuité, ne pourraient être remis en cause par le pouvoir de révision sans changer la nature de la Constitution elle-même. C’est ainsi que tout en rappelant à plusieurs reprises qu’il « n’existe pas de hiérarchie au sein de la Constitution », l’Assemblée générale n’en exige pas moins que le projet du Gouvernement s’inscrive dans le respect des « grands principes qui fondent notre République » – catégorie sortie du chapeau, qui ne renvoie à rien de connu, et dont on peine d’autant plus à cerner les contours que son invocation semble s’adresser autant à l’affect (« notre République ») qu’à la rationalité juridique. Reste que le Conseil leur fournit une assise textuelle : ceux-ci figureraient « particulièrement au Préambule, lequel renvoie notamment à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et aux trois premiers articles de la Constitution ». Pour autant qu’on puisse en juger, cela comprend a minima : 1°) les principes de 1789, à l’exclusion, semble-t-il (quoique l’adverbe « notamment » puisse causer un doute), des autres textes auxquels renvoie le Préambule, et entre lesquels le Conseil semble opérer une hiérarchisation dont le critère – la fondamentalité des principes qu’ils énoncent – n’est pas clair ; 2°) les caractères indivisible, laïque, démocratique et social de la République (bien que seuls les deux premiers aient la qualité de principes), l’égalité devant la loi, la souveraineté nationale, l’égalité et l’universalité du suffrage et, semble-t-il, certains des « symboles » républicains inscrits à l’article 2 (à tout le moins, l’emploi officiel du français et, sans doute, le « principe de fraternité » dégagé par le Conseil constitutionnel à partir de la devise nationale).
Il s’agit donc d’une espèce de noyau dur – peut-être l’expression d’une identité constitutionnelle ? – dont la portée dépasse largement la simple forme républicaine du gouvernement, seule limite matérielle au pouvoir de révision jusqu’ici identifiée par le Conseil constitutionnel sur la base de l’article 89, alinéa 5, de la Constitution, et dont l’intangibilité semble tracer, aux yeux du Conseil d’État, la frontière entre révision de la Constitution et changement de Constitution. Aussi, sur le papier, l’examen auquel procède le Conseil à la lumière de ces principes « n’est pas sans s’apparenter à un contrôle de constitutionnalité interne à la Constitution ». Pour autant, l’application qu’il en fait le conduit rarement à rejeter purement et simplement une disposition proposée par le Gouvernement au motif qu’elle serait radicalement contraire à l’un de ces « GPQFNR ». À notre connaissance, la seule occurrence d’un tel rejet date de 2013, lorsque le Conseil a retoqué un projet de révision visant à contourner la jurisprudence du Conseil constitutionnel faisant obstacle à la ratification de la Charte des langues régionales et minoritaires, au motif qu’il heurtait frontalement les principes d’indivisibilité de la République, d’usage officiel de la langue française, d’unicité du peuple et de non-sectionnement de la souveraineté nationale, tous considérés comme « au fondement de la République » et « constamment réaffirmés ». Pour le reste, la référence à ces grands principes lui sert, soit à justifier une disjonction ou une modification du texte rédigé par le Gouvernement, soit à étayer l’opportunité d’une nouvelle disposition constitutionnelle, en s’assurant qu’elle n’y porte pas atteinte, ou en constatant qu’elle permet au contraire d’en concrétiser la portée. L’examen en opportunité opéré par le Conseil lui permet donc de tempérer, au moins nominalement, la toute-puissance du pouvoir de révision : s’il n’y a pas, sur le plan formel de la validité, de hiérarchie entre dispositions de la Constitution, il en existe une sur le plan, substantiel, de l’opportunité constitutionnelle.
3. Or les choses se corsent, et deviennent plus nébuleuses, lorsque le Conseil d’État invoque ensuite trois standards auxquels un projet de révision ne saurait contrevenir : l’esprit des institutions, leur équilibre, et l’existence d’une tradition républicaine constante. Ceux-ci évoquent ce qu’il conviendrait d’appeler une « supraconstitutionnalité externe », non au sens du doyen Favoreu – qui désignait par-là l’hypothèse dans laquelle les « normes internationales ou supranationales » s’imposeraient à la Constitution – mais comme un ensemble de sources de constitutionnalité qui, parce qu’issues d’une longue histoire et constitutives d’un héritage dépassant la succession des régimes, transcendent le texte constitutionnel en vigueur. Leur mobilisation témoigne alors, de la part du Conseil, d’une double prise de distance que facilite son office consultatif. Prise de distance, d’une part, vis-à-vis des catégories juridiques, particulièrement celles habituellement utilisées au contentieux, et qui atteste de ce que l’institution, par son histoire, son implication dans la fabrique de la norme et sa connaissance des affaires, ne saurait « avoir du droit une notion hiératique et figée ». Prise de distance, d’autre part, avec le droit écrit, en particulier celui de la Constitution vis-à-vis de laquelle son antériorité lui permet de se placer en surplomb : se concevant comme le « gardien des héritages, particulièrement de l’idée républicaine et des principes de 1789 », le Conseil semble retenir « une conception élargie des sources du droit » où « le droit non écrit occupe une large place ». Dégagés en marge du texte comme de toute catégorie juridique tangible, ces trois standards confèrent dès lors à leur interprète une grande liberté dans l’appréciation de l’opportunité du projet de révision qu’il examine. Il convient pour s’en rendre compte de les analyser un à un.
Premier standard : « l’esprit des institutions ». Il s’agit là d’une vieille lune, dont l’invocation remplit une fonction d’autorité, mais dont on peine à déterminer le contenu. Notion dépourvue d’assise positive, l’esprit (spiritus ou anima) est au sens propre ce qui donne vie à un être, le souffle qui l’anime. Appliqué au droit constitutionnel, il est une référence heuristique de nature métajuridique, susceptible de renvoyer à ce que Georges Burdeau appelait « l’idée de droit » que ses auteurs insufflent à la Constitution, ou encore, pour parler comme Maurice Hauriou, à « l’idée d’œuvre » qui anime une institution. Il peut dès lors désigner, dans une perspective gaullienne, l’intention initiale des auteurs du texte, c’est-à-dire la finalité qu’ils ont entendu lui faire poursuivre, laquelle confère son sens aux institutions qu’elle met en place et guide l’interprétation de sa lettre. C’est en ce sens que le Conseil d’État, en 1993, avait jugé inopportun l’assouplissement de l’incompatibilité énoncée à l’article 23 de la Constitution, en se fondant notamment sur l’intention originaire du constituant de « renforcer la cohésion du Gouvernement et d’assurer la stabilité des fonctions ministérielles ». Suivant une logique similaire, il estime en 2018 que le projet de discipliner le droit d’amendement des parlementaires, particulièrement lorsqu’il excède le domaine de la loi, est « cohérent avec la volonté exprimée en 1958 par le constituant ». Mais l’esprit peut également renvoyer à la logique, à l’économie générale des institutions, laquelle n’est pas figée, mais évolutive, et peut venir démentir l’intention des fondateurs si l’interprétation qu’en livrent les acteurs s’appuie sur une évolution durable des rapports de force politiques. C’est ainsi qu’en 2018 et 2019, l’Assemblée générale approuve la suppression de la catégorie des membres de droit du Conseil constitutionnel qui, si elle a pu trouver sa cause dans le contexte de « transition politique » de 1958, ne se justifie plus au regard de l’évolution de l’institution et de son rôle depuis les années 1970, en marge de la mission que lui avaient initialement assignée ses concepteurs. Il s’agit donc d’un standard d’interprétation dont le Conseil d’État est relativement libre de déterminer le contenu et dont l’invocation, en lui permettant de dépasser la positivité de la Constitution en référence à l’idée supposée l’animer, lui permet tantôt de réfréner les volontés réformistes du Gouvernement, tantôt de les accompagner.
Deuxième standard : « l’équilibre des institutions ». Là encore, la référence n’est pas nouvelle. C’est précisément en se fondant sur cet équilibre que le Conseil d’État a désapprouvé (outre la procédure employée) le fond des projets de révision de 1962 relatif à l’élection du président au suffrage universel – en estimant que celle-ci ne devrait être « envisagée que dans le cadre de la révision d’un ensemble d’autres dispositions assurant l’équilibre des pouvoirs » – et de 1969 portant réforme du Sénat – en considérant que la réduction de ce dernier au rôle « d’une assemblée consultative aura pour effet de priver les institutions de l’élément de stabilité que leur assurait la participation d’une seconde chambre à l’exercice de la souveraineté ». Mais de quel équilibre s’agit-il ? Est-ce celui voulu par les auteurs de la Constitution ? Celui qui résulterait de la pratique des institutions ? ou s’agit-il d’une conception a priori de l’équilibre propre au parlementarisme, qui transcenderait le texte même de la Constitution et dont la longue expérience du Conseil en aurait fait le dépositaire ? Un peu tout cela à la fois semble-t-il, tant cette conception semble avoir évolué avec le régime lui-même. Comme l’explique Séverine Leroyer, si le Conseil d’État, au commencement de la ve République, s’est érigé en « gardien non seulement de l’équilibre institué par le pouvoir constituant originaire, mais aussi, de l’équilibre du régime parlementaire en général, c’est-à-dire de sa propre conception du régime parlementaire », qui ne coïncidait pas nécessairement avec l’interprétation gaullienne, l’implantation durable du présidentialisme l’a conduit dans un second temps à se rabattre vers la recherche d’un « équilibre, tout court, tenant compte des réalités de la pratique du pouvoir ». Quoiqu’il en soit, le caractère équivoque de ce standard favorise, là encore, une très grande liberté d’appréciation. Et les choses se compliquent encore un peu lorsque surgit, en 2019, une autre notion, plus énigmatique – les « équilibres républicains » – à l’aune de laquelle le Conseil apprécie l’opportunité d’élargir le champ du référendum de l’article 11 aux « questions de société », et qui semble renvoyer à un impératif de conciliation entre expression directe de la souveraineté nationale et garantie de l’État de droit.
Troisième et dernier standard, enfin : la « tradition républicaine constante ». À défaut d’être claire, cette référence a au moins pour elle, contrairement aux deux premières, d’être à la fois plus récurrente dans la grille d’examen du Conseil d’État, et en même temps la plus tangible, car les précédents sont nombreux dans sa jurisprudence tant contentieuse que consultative : que l’on songe à la « tradition constitutionnelle républicaine » selon laquelle « certaines matières sont réservées à la loi » (Avis du 6 février 1953) ; ou encore au « principe traditionnel du droit public » en vertu duquel « le gouvernement démissionnaire garde compétence, jusqu’à son remplacement, pour procéder à l’expédition des affaires courantes » (arrêt Brocas du 19 octobre 1962). Reste que l’expression est suffisamment sibylline pour accueillir un large contenu, car « le propre d’une tradition est moins la clarté et la limpidité que le fait de sa transmission au fil des générations ». Dès lors que la constance de la règle ou de la pratique qui lui sert de support est constatée, et qu’il est possible de lui assigner une origine républicaine – sans savoir si cela renvoie au contexte historique de son apparition ou à un corps de principes propres à « notre République » (et dans ce cas, laquelle ?) – l’expression ouvre la voie à un vaste registre. Il peut s’agir, sur un mode mineur, de « simples usages, voire de bonnes manières, qui n’ont pas de portée juridique », mais considérés comme « républicains », car procédant d’une matrice de valeurs et de comportements irriguant la pratique des institutions. Il peut également s’agir, sur un mode majeur, d’une source de constitutionnalité transcendant la Constitution écrite puisque procédant, soit de plus de deux siècles de construction du droit public moderne, soit d’un siècle et demi de pratique de la République parlementaire. Quoiqu’il en soit, et contrairement aux deux précédents standards, la « tradition républicaine constante » est sans doute la référence qui se rapproche le plus d’une forme de supraconstitutionnalité : elle renvoie en effet à l’idée d’une continuité constitutionnelle, formée de principes, d’usages, de pratiques, sanctionnés et sédimentés par l’histoire, que la discontinuité des régimes et des textes constitutionnels n’a pas altérée et qui par conséquent surplomberait tout à la fois la Constitution écrite et la volonté du pouvoir de révision. L’exemple sans doute le plus éloquent, à la fois de l’autorité particulière de ce standard et de la grande liberté avec laquelle le Conseil d’État l’applique, date de 1993, lorsque l’Assemblée générale retoque fermement le projet d’instituer un « référendum d’initiative populaire », inspiré des recommandations du Comité Vedel, en le jugeant « contraire à la tradition constitutionnelle républicaine » (sans pour autant définir en quoi consiste cette dernière).
On s’aperçoit alors que l’éthique de la Constitution dont se réclame le Conseil d’État, en plus d’être substantielle, procède également d’une conception non volontariste du droit. Face au postulat positiviste de la souveraineté du pouvoir constituant « dérivé », qui sert de caution au volontarisme du Gouvernement et, lorsqu’elle existe, de sa majorité, le Conseil se présente comme le dépôt d’un certain nombre de principes constitutifs, d’un legs antérieur et par conséquent supérieur à la volonté passagère des gouvernants successifs, dont il prétend conserver le souvenir et que sa propre ancienneté, ainsi que son rapport historique à la Constitution, le rendent légitime à opposer au pouvoir de révision. Incarnant « la mémoire de l’État constitutionnel », il a « acquis, du fait de son expérience et de sa longévité, une expérience profonde des principes qui, au sens littéral, constituent la France ». On constate à cet égard une nette continuité d’inspiration avec ce que René Cassin, en août 1958, présentait comme la doctrine du Conseil d’État, chargé d’examiner le projet de nouvelle constitution :
Notre rôle est, lorsque le pouvoir politique a dégagé les grandes tendances et choisi ses orientations […], de les intégrer dans la vie politique de la nation dans la mesure où elles sont compatibles avec son esprit et avec les « principes généraux » qui gouvernent la République française moderne.
Cette éthique de la Constitution n’est pas étrangère aux méthodes et techniques d’un droit administratif dont les principes structurants, dégagés par lui en marge des textes et en surplomb de la volonté des gouvernants, ont permis au Conseil d’ancrer et de consolider la continuité de l’État dans le terreau d’un héritage juridique transcendant la succession des régimes politiques. Et l’a-volontarisme qui lui sert de fondement n’est pas sans évoquer la rhétorique anti‑absolutiste des parlements de justice qui, au xviiie siècle, prétendaient opposer à la « seule volonté » du roi l’intangibilité d’un droit historique dont ils conservaient la mémoire. De la même manière que ceux-ci se présentaient comme le « dépôt des lois », le Conseil, investi par l’histoire du dépôt d’un héritage constitutionnel séculaire, « s’érige en conscience, en autorité morale, en gardien de l’esprit de la Nation, et des principes républicains ».
C’est pourquoi l’idée de supraconstitutionnalité, qui apparaît de prime abord commode pour décrire les standards d’opportunité constitutionnelle forgés par le Conseil d’État, est en définitive impropre à en exprimer la nature. Car ce concept – tant qu’on ne l’envisagera que dans une perspective normative impliquant, soit l’existence de normes supérieures à la Constitution écrite (supraconstitutionnalité externe), soit l’existence d’une hiérarchie entre normes constitutionnelles positives (supraconstitutionnalité interne) – participe encore d’un cadre de pensée hiérarchique et statique dont le Conseil, précisément parce que la portée consultative de son office ne lui permet pas de faire échec à la volonté du pouvoir de révision et qu’en tout état de cause la jurisprudence constitutionnelle, dont l’autorité s’impose à lui, a exclu cette hypothèse, s’efforce de s’émanciper. Lui-même rejette d’ailleurs cette référence en 2015, en « rappelant qu’il n’existe pas de principes de niveau supra-constitutionnel au regard desquels pourrait être appréciée une révision de la Constitution ». N’ayant pas le pouvoir d’opposer l’intangibilité de normes supérieures à une volonté réputée souveraine, il revendique en revanche l’autorité de la tempérer en référence à une substance constitutionnelle – principes fondateurs, esprit, équilibre, tradition – qui, parce qu’elle transcende et irrigue à la fois la Constitution textuelle, semble irréductible à toute formalisation normative. Pour cette raison, il serait sans doute plus juste de parler à ce propos d’une paraconstitutionnalité, voire d’une méta‑constitutionnalité, qui surplombe, imprègne, structure le complexe de règles, de principes, d’institutions et de valeurs contenus dans ou produits par les dispositions constitutionnelles formelles, et leur confère ainsi un sens en les inscrivant dans une temporalité dépassant leur immédiateté positive.
En investissant le registre de l’opportunité, que lui autorise son intervention consultative en amont de la procédure de révision, le Conseil d’État s’érige donc en modérateur du réformisme constitutionnel, au nom d’une éthique de la Constitution, c’est-à-dire d’une conception à la fois matérielle et substantielle de cette dernière, dont il apparaît comme le gardien. Reste à savoir si l’application qu’il fait de son office aux projets que lui soumet le Gouvernement, est à la hauteur de l’ambition affichée.
II. Le Conseil d’État, auxiliaire du Gouvernement dans la mise en œuvre constitutionnelle de ses politiques publiques
À cet égard, la conception exigeante de la Constitution dont se réclame le Conseil d’État lorsqu’il est saisi d’un projet de loi constitutionnelle doit être nuancée à la lumière de sa mise en pratique. Une analyse détaillée de l’examen auquel il procède révèle en effet que la figure du censeur laisse bien souvent la place à celle de l’auxiliaire. Auxiliaire du Gouvernement dans la mise en forme constitutionnelle de ses ambitions politiques, le Conseil, face à l’opiniâtreté d’un pouvoir exécutif dont il reste avant tout le conseiller, non seulement délaisse bien souvent le terrain de l’opportunité constitutionnelle au profit d’une expertise purement légistique (A), mais contribue en outre à une forme de banalisation de la Constitution en apportant sa caution technique à la gouvernementalisation des révisions constitutionnelles (B).
A. De l’opportunité à la légistique
1. En premier lieu, le Conseil d’État reste largement tributaire, dans l’exercice de sa fonction consultative, des « options politiques » du Gouvernement, dont il ne faut pas oublier qu’il est d’abord le conseiller juridique. Ainsi, s’il examine l’opportunité constitutionnelle des projets de révision, il s’interdit en revanche d’en discuter l’opportunité politique. Cette doctrine est exprimée par le président René Maspétiol lorsqu’il expose en 1958 le rôle des sections administratives – et particulièrement de leur rapporteur – quand elles sont saisies d’un projet de texte, quel qu’il soit :
[Le] Conseil n’a pas à prendre parti sur les options politiques qui commandent parfois ses dispositions et qui doivent être regardées par lui comme des données qu’il n’a ni à approuver ni à critiquer. Le meilleur rapporteur est alors celui qui sait le mieux opérer une dissociation entre les options politiques et la construction juridique et administrative élaborée en partant de celles-ci. Quels que soient ses sentiments personnels à l’égard de ces dernières, le rapporteur est tenu à une loyauté absolue vis-à-vis des intentions du gouvernement.
Si la frontière entre opportunité constitutionnelle et opportunité politique est bien mince – surtout s’agissant du texte « le plus politique qui soit », à propos duquel même « des déplacements de virgules […] pourraient se révéler idéologiques » – il n’en demeure pas moins que ce devoir de loyauté le conduit à s’incliner lorsque, malgré les réserves qu’il a pu émettre, le Gouvernement persiste dans son intention politique première. C’est ainsi qu’après l’avoir mis en garde en 2019 sur l’inopportunité d’inscrire la préoccupation environnementale à l’article 1er de la Constitution, qui plus est en des termes à ses yeux trop contraignants pour les pouvoirs publics, le Conseil, en 2021, s’incline et « prend acte de la volonté du Gouvernement » de passer outre ses réticences. Et le périmètre de l’examen en opportunité se réduit d’autant plus lorsque le texte qu’il examine porte sur une question politiquement ou sociétalement sensible. Saisie, fin 2023, du projet de loi constitutionnelle relatif à l’interruption volontaire de grossesse, l’Assemblée générale ne questionne pas le principe de cette constitutionnalisation : prenant « la pleine mesure des enjeux sociaux, éthiques et de santé publique du sujet », et soucieuse de « contribue[r], de manière neutre et objective, à éclairer le Gouvernement », son examen se limite à une expertise juridique portant sur les aspects rédactionnels et herméneutiques du texte.
Cette déférence – qu’on ne saurait lui reprocher, car elle est inhérente à son office consultatif – marque ainsi la limite de l’examen en opportunité opéré par le Conseil : s’il lui confère une grande liberté d’appréciation et de ton, son autorité à l’égard du Gouvernement et du Parlement reste par nature moindre comparée à celle que revêtent les considérations de régularité juridique qui, pour les autres types de textes, exposent leurs auteurs au risque d’une annulation ou d’une censure s’ils n’en tiennent pas compte. Comme le relève le président Marceau Long : « [C’est], en définitive, sur les appréciations d’opportunité que les avis du Conseil d’État peuvent ne pas être suivis par le Gouvernement. Une telle situation n’a rien d’anormal. Conseiller est une chose, décider une autre ». Cela tient en outre, et plus fondamentalement, à la « relation ambigüe » qu’il entretient vis-à-vis du pouvoir à la fois comme juge et comme conseiller : « Faiseur de politique de par sa mission même, écrit Prosper Weil, le Conseil d’État n’est guère plus qu’un démembrement de l’exécutif, mais sa proximité même du pouvoir lui permet d’exercer sur celui-ci‑ une influence d’autant plus grande qu’il voit jusqu’où ne pas aller trop loin ».
L’autorité de ses avis en matière de révisions constitutionnelles est donc à la mesure de sa capacité à autolimiter sa liberté d’appréciation en ménageant les intentions politiques de son commanditaire. C’est ce qui explique que son examen porte beaucoup moins, en pratique, sur des arguments d’opportunité constitutionnelle que sur des considérations tirées de la qualité légistique du texte. Car le Conseil d’État est avant tout légiste : un caractère et une compétence technique qui lui permettent bien souvent, sous couvert de veiller à la qualité formelle du projet qui lui est soumis, de faire entendre au Gouvernement ce qu’il s’abstient de lui opposer sur le terrain de l’opportunité. C’est ce que révèlent les deux dimensions que semble comprendre son appréciation légistique.
2. La première porte sur la cohérence du texte. Outre les critères propres à l’analyse d’un projet de révision, le Conseil examine en effet, « comme il le fait à l’égard des autres textes », non seulement ce qu’on pourrait appeler sa cohérence interne – il vérifie à cet égard « si les mesures envisagées sont à même d’atteindre l’objectif poursuivi par le Gouvernement, si d’autres mesures n’y parviendraient pas mieux ou si les dispositions existantes ne le permettent pas déjà » – mais également la cohérence externe de ses dispositions – c’est-à-dire « leur articulation avec les dispositions existantes et leurs incidences sur le fonctionnement des institutions et des services publics ». La première renvoie à l’harmonie du projet examiné : non seulement la liaison et l’absence de contradiction entre ses parties, mais aussi leur adéquation à la finalité qui leur est assignée. La seconde désigne plutôt sa bonne insertion au sein du système juridique et constitutionnel qu’il a vocation à intégrer. On retrouve donc ici, sous couvert d’une approche très large de la légistique, une analyse assez proche de l’opportunité administrative que le Conseil recherche ordinairement dans tout projet de loi ou d’acte réglementaire qui lui est soumis. Dans ce cadre, sa ligne de mire est l’objectif de politique publique poursuivi par le Gouvernement, qu’il ne lui appartient pas de discuter, mais qu’il a pour tâche d’aider à le concrétiser juridiquement, en identifiant les voies et moyens les plus adaptés pour y parvenir, le tout dans le respect des contraintes juridiques, institutionnelles et administratives qui s’imposent à lui.
L’examen de la cohérence externe est particulièrement propice à cette application de l’opportunité administrative aux projets de loi constitutionnelle. Outre un impératif de non-contradiction‑ avec les dispositions constitutionnelles existantes, celle-ci renvoie également à la nécessité de concilier les objectifs du Gouvernement avec le « bon fonctionnement des pouvoirs publics » ou, plus généralement, « des institutions ». À travers cette référence, le Conseil d’État analyse les incidences de la révision envisagée sur la capacité des organes de l’État à exercer leurs compétences et à conduire des politiques publiques de manière efficace. C’est en particulier le cas en 2019, lorsqu’il constate que l’assouplissement des conditions de déclenchement d’un référendum d’initiative partagée, combiné à un renforcement de son encadrement, préserve « le bon fonctionnement des pouvoirs publics en contribuant à ce que les expressions de la souveraineté nationale par [les] représentants et par le référendum ne s’opposent pas » : en d’autres termes, il s’agit de s’assurer que le projet sauvegarde la capacité du Parlement à exercer ses compétences – et donc du Gouvernement à conduire ses politiques publiques – sans que cette procédure, éventuellement employée à des fins dilatoires, soit susceptible d’en paralyser ou contredire l’action. Ce standard peut même le conduire à transposer à la matière constitutionnelle certaines techniques propres au droit administratif, comme le contrôle du bilan. En témoigne l’examen très poussé qu’il opère, en 2018, à propos du projet de suppression de la Cour de justice de la République, durant lequel il met en balance les avantages recherchés – en l’occurrence, « rapprocher du droit commun la responsabilité pénale des membres du Gouvernement » – avec les coûts probables de l’opération – notamment le risque d’entraver l’efficacité de l’action gouvernementale. À l’instar du contrôle du bilan opéré au contentieux, l’appréciation de la cohérence, de l’adéquation et de l’équilibre d’un projet permet de repousser les frontières de l’opportunité.
3. La deuxième dimension de l’analyse légistique réside dans l’exigence de clarté et d’intelligibilité de la règle, que le Conseil d’État transpose à la Constitution : « La plume du constituant, outre qu’elle se doit d’être la plus élégante possible, doit être limpide, concise et précise ». Or il ne s’agit pas d’une simple exigence stylistique, mais d’une préoccupation de sécurité juridique, autre grand mantra du Conseil : il est en effet « essentiel que la Constitution ne soit pas source de difficultés d’interprétation, qui pourraient notamment donner lieu à des contentieux dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité ». Passons sur le caractère quelque peu illusoire de cette exigence : nul besoin de faire profession de réalisme pour considérer comme un vœu pieux le souhait que de nouvelles dispositions – constitutionnelles qui plus est – soient, par leur concision et leur précision (deux impératifs potentiellement contradictoires), dès l’abord claires et exemptes de toute difficulté d’interprétation. Passons également sur l’incongruité du raisonnement consistant, à rebours de la logique hiérarchique, à juger de la pertinence d’une révision de la Constitution à l’aune des risques que celle-ci est susceptible de faire peser sur la sécurité juridique des normes de rang inférieur.
Retenons simplement que le Conseil d’État fait ici figure de véritable cellule juridique du Gouvernement, chargée de la prévention des risques contentieux, lesquels peuvent résulter d’une question prioritaire de constitutionnalité, mais aussi, le cas échéant, d’actions en responsabilité de l’État, que ce soit du fait d’une loi inconstitutionnelle ou en raison d’une carence des pouvoirs publics dans le respect des obligations que leur impose la Constitution. Ce travail d’anticipation – marqué, comme le note Émilien Quinart, par un certain « conséquentialisme » – conduit alors le Conseil à interpréter lui-même les énoncés qui lui sont soumis dans le but, soit d’en proposer la soustraction ou la reformulation, soit de dicter l’interprétation qu’il conviendra d’en retenir. Or, dans un cas comme dans l’autre, l’exigence de clarté n’est pas exempte d’une certaine dose d’opportunité. C’est par exemple le cas de l’avis de 2023, relatif à la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse, dans lequel l’Assemblée générale se livre en effet à une exégèse du projet du Gouvernement et développe un authentique guide d’interprétation du nouvel alinéa de l’article 34 de la Constitution : sur la portée du mot « liberté » comparé au mot « droit », sur sa conciliation avec les autres droits et libertés constitutionnellement garantis (comme la liberté de conscience), ou encore sur la signification qu’il convient d’accorder au syntagme « la femme ». La finalité de ce qui, comme l’observe Pierre de Montalivet, s’apparente à de véritables « réserves d’interprétation » consultatives semble alors non seulement éclairer les débats parlementaires, mais aussi neutraliser pour l’avenir, si tant est que ce soit possible, les risques contentieux que cette nouvelle disposition soit susceptible de nourrir.
En somme, à travers leur qualité légistique, qui renvoie à la fois à la cohérence et à la clarté du texte, le Conseil d’État soumet les projets de révision à un examen très proche de celui qu’il opère sur les autres textes, au prisme d’une opportunité administrative qu’il est possible de résumer à trois impératifs : garantir l’efficacité des politiques publiques ; assurer le bon fonctionnement des pouvoirs publics ; et préserver sécurité juridique.
B. De la gouvernementalisation de la révision à la banalisation de la Constitution
On peut cependant se demander, en second lieu, si ce passage de la matière constitutionnelle au tamis d’une expertise technique, à la fois juridique et administrative, ne contribue pas finalement à une forme de banalisation de la Constitution. Le Conseil d’État n’en est certes pas le principal responsable. La cause première doit en être recherchée dans le réformisme constitutionnel qui anime l’Exécutif depuis les années 1990 et se traduit par une véritable gouvernementalisation de la procédure de révision : les vingt révisions opérées ces trente-‑quatre dernières années, la plupart pour des motifs moins institutionnels que techniques voire symboliques, semblent non seulement avoir réduit cette procédure à « un substitut de l’action politique », mais ont également engendré « une dégradation de la qualité de la Constitution, rendue plus complexe, contradictoire et précaire qu’auparavant ». Face à ce phénomène, le Conseil fait partie, avec d’autres acteurs comme le Secrétariat général du Gouvernement, de la série des instances-filtres par lesquelles doivent passer les volontés réformatrices avant de se matérialiser par un projet déposé sur le bureau des assemblées. Cela étant, sa position vis-à-vis du pouvoir, sa propre culture institutionnelle, ainsi que le cadre intellectuel qui est le sien et les concepts qu’il mobilise dans l’examen des textes qui lui sont soumis, non seulement limitent considérablement la portée modératrice de son office, mais le rendent en outre partie prenante à ce processus.
1. D’abord, le rôle de censeur du pouvoir de révision qu’il revendique depuis 2018 paraît quelque peu décalé par rapport à la culture institutionnelle qui est la sienne au xxie siècle. Certes, le Conseil a pu défendre une certaine éthique de la Constitution, des libertés et du système parlementaire au commencement du régime, c’est-à-dire à une époque où le corps était encore pétri d’une culture caractéristique des iiie et ive Républiques. Mais le passage des générations, le renforcement de sa fonction consultative, et surtout le profond changement de culture politique, marqué par la croissance de l’État, et avec lui de l’Exécutif et de l’Administration, par la technicisation du pouvoir, et par son intégration à un réseau de normes européennes, internationales et constitutionnelles toujours plus complexe, ont considérablement dilué ses conceptions institutionnelles en même temps qu’ils ont renforcé son lien avec le Gouvernement, dont il est, plus que jamais, l’incubateur de politiques publiques et le fabricant de normes. La culture institutionnelle du Conseil d’État, par ses origines historiques comme par son évolution contemporaine est donc moins une culture de la Constitution qu’une culture de l’efficacité gouvernementale, de l’action publique, et plus généralement de l’État, qui constitue son « idée fondamentale » et avec lequel il « fait corps ».
C’est sans doute ce qui explique la faible portée des standards d’opportunité constitutionnelle qu’il mobilise pour modérer la volonté du pouvoir de révision, et de la conception substantielle de la Constitution qu’ils véhiculent. La fonction qu’il assume auprès de l’Exécutif et le fait qu’ils partagent une culture commune l’incitent en effet, la plupart du temps, à appliquer ces standards à l’aune des objectifs poursuivis par le Gouvernement. Particulièrement représentatif à cet égard, est l’avis inaugural du 3 mai 2018 relatif au projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace. Les objectifs du projet tenaient tous dans ce dernier mot : il n’y est en effet question que de « simplification » des procédures, de « qualité » de la loi et d’« efficacité » du processus législatif, ou encore d’« accélération » des débats parlementaires… autant de mots d’ordre que l’Assemblée générale s’approprie pour opérer son examen. Ainsi, lorsque celle-ci se réfère à deux reprises, quoique de manière implicite, à l’« esprit des institutions » – en rattachant certaines mesures à l’intention initiale du constituant de 1958 ou à de précédentes révisions – cette invocation lui sert le plus souvent à étayer l’opportunité d’un renforcement des prérogatives gouvernementales ou de l’efficacité du travail parlementaire. Mais il y a plus. Compte tenu de la nature des mesures envisagées par ce projet – maîtrise du droit d’amendement, législation en commission, simplification de la navette en cas d’échec d’une commission mixte paritaire, réduction des délais d’examens applicables aux textes financiers, ou encore renforcement des prérogatives de l’Exécutif dans la fixation de l’ordre du jour parlementaire – on se serait attendu à ce que le Conseil, procédant à un examen global et non sectoriel du texte, évoque leurs incidences cumulées sur l’« équilibre des institutions ». Or non seulement il n’en est rien, mais il émet en outre des propositions tendant à accroître – au nom de l’efficacité – le surplus de déséquilibre qu’aurait engendré cette révision si elle avait été adoptée. Bien que son appréciation ne soit pas dénuée d’un certain pragmatisme, elle n’en dénote pas moins, en définitive, une conception largement gouvernementale, voire bureaucratique au sens wébérien du terme, de l’équilibre institutionnel et du rôle des assemblées au sein d’un régime parlementaire.
2. Ensuite, l’appareil conceptuel mobilisé par le Conseil d’État contribue lui aussi à cette banalisation de la Constitution. On s’aperçoit en effet, à la lecture de ses avis, que les notions cardinales qu’il mobilise ne reçoivent la plupart du temps qu’un contenu conceptuel bien faible et surtout largement indéterminé. Un premier exemple réside dans la mobilisation de l’idée de loi. Celle-ci, dont la fabrication est au cœur du projet de révision de 2018, est envisagée, non pour sa teneur politique – la loi, expression de la volonté générale – mais à travers sa qualité, sa clarté, sa cohérence et sa normativité (« la loi a vocation à énoncer des règles »). Elle n’est donc conçue qu’en tant que support normatif, soit au regard de sa position dans la hiérarchie des normes, soit à l’aune de la répartition des compétences entre législateur et pouvoir réglementaire. Il en ressort que la conception que le Conseil d’État se fait du travail des Chambres est beaucoup moins axée sur la qualité et l’utilité de la délibération parlementaire en vue de la production d’une volonté politiquement imputable à la collectivité (ou à tout le moins acceptable par elle), que sur la production efficace de normes claires et intelligibles. Un deuxième exemple consiste dans référence récurrente à la séparation des pouvoirs qui, parce qu’elle figure à l’article 16 de la Déclaration de 1789, paraît devoir être rattachée à la catégorie des « grands principes qui fondent notre République » à laquelle le Conseil semble reconnaître, au prisme de l’opportunité constitutionnelle, les caractères de l’intangibilité. Or on s’aperçoit que cette notion, que l’Assemblée générale convoque la plupart du temps sans lui attribuer de contenu précis – si ce n’est celui que lui confère, au cas par cas, la jurisprudence du Conseil constitutionnel, généralement favorable à l’autonomie de l’Exécutif – est à plusieurs reprises mobilisé, non pour tempérer la volonté du pouvoir de révision au nom d’une certaine conception de l’équilibre des pouvoirs, mais plutôt dans le but de justifier l’insertion dans la Constitution de dispositions visant à en neutraliser les effets.
Cette faible consistance conceptuelle peut s’expliquer par la « conception utilitariste » – pour reprendre les mots de Bruno Daugeron – que le Conseil d’État se fait du droit constitutionnel. Pour aller dans le même sens, il semble que ses avis témoignent également d’une vision utilitariste de la Constitution elle-même, qui vient démentir, ou à tout le moins fortement atténuer la conception matérielle, voire substantielle, dont on a vu plus haut qu’il prétendait se faire le gardien. Face à un projet de révision soumis par le Gouvernement, la première étape de son raisonnement paraît en effet être la suivante : compte tenu de la hiérarchie des normes, des règles et principes contenus dans le « bloc de constitutionnalité » et de l’interprétation qu’en livre le Conseil constitutionnel, est-il opportun de créer une « base constitutionnelle » en vue de mener telle ou telle action politique ? Tout en paraissant faire la promotion d’une certaine essence de la Constitution dont il convient de préserver la « dignité », le Conseil n’en retient en réalité qu’une vision étroitement normative, dont témoigne la récurrence de certains barbarismes tels que « norme suprême » ou « norme constitutionnelle » (au singulier). Lorsqu’il vérifie notamment que « les mesures envisagées sont de niveau constitutionnel » et non « de rang inférieur » – contraction ambigüe qui paraît déduire la matière constitutionnelle de son niveau hiérarchique plutôt que l’inverse – le Conseil examine moins l’objet et le contenu de ces mesures que l’opportunité ou non de leur conférer un ancrage constitutionnel au regard des contraintes normatives qui pèsent sur l’action du Gouvernement. La Constitution reste donc foncièrement conçue comme un support normatif dont la révision est appréciée sous l’angle de son adéquation, au sens administrativiste du terme, c’est-à-dire de sa capacité à atteindre un objectif de politique publique fixé par l’Exécutif.
À tel point que la vocation profonde du droit constitutionnel – celle que lui assigne le constitutionnalisme : à savoir la légitimation du pouvoir, son organisation, sa limitation au nom de la garantie des droits et, dans le contexte français, l’équilibre parlementaire des institutions – est proprement passée sous silence. Un exemple assez édifiant en est fourni par l’avis du 11 décembre 2015 relatif au projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, l’un des premiers à avoir été rendus publics par le Gouvernement avant que le Conseil ne vienne préciser son office en 2018. L’Assemblée générale y livre une véritable consultation, c’est-à‑-dire une pure expertise juridique, entièrement tournée vers les voies et moyens permettant au Gouvernement d’atteindre son objectif : en l’occurrence, rendre possible la déchéance de nationalité des binationaux F‑rançais de naissance et faire remonter le régime de l’état d’urgence d’un cran dans la hiérarchie des normes. À aucun moment l’opportunité du texte n’est questionnée à l’aune d’une conception substantielle de la Constitution mettant en avant sa vocation libérale, que ces mesures semblaient pourtant contrarier de manière frontale. Conseiller du Gouvernement, premier corps de l’État, juge suprême de l’Administration, le Conseil d’État examine les projets de révision qui lui sont soumis, non à la manière constitutionnaliste, c’est-à-dire dans la perspective d’une limitation du pouvoir, mais suivant une logique propre au droit administratif, qui est avant tout un droit de l’action publique.
En définitive, il semble que, malgré l’ambition louable de défendre une conception à peu près exigeante de la Constitution, l’éthique constitutionnelle du Conseil d’État est encore trop tributaire de celle du Gouvernement – qui, selon les aléas de la conjoncture politique, peut parfois n’en avoir guère – pour être en mesure de constituer un tempérament efficace aux emportements du pouvoir de révision. À l’heure actuelle, la rigidité de la procédure et la volatilité du soutien parlementaire apparaissent encore comme le meilleur des filtres. Ce qui est regrettable, c’est que par son expérience du pouvoir, par la mémoire qu’il conserve d’un certain héritage juridique et constitutionnel, autant que par sa compétence de légiste, le Conseil est sans doute l’institution la mieux à même de pallier ce qu’on pourrait appeler la misère de l’art constitutionnel français. Misère que traduit le caractère de plus en plus instrumental – et de moins en moins politique, au sens noble du terme – d’un grand nombre de projets de révision, et qui aboutit à réduire la Constitution à un simple échelon – suprême, certes, mais un échelon tout de même – de la hiérarchie des normes. Il est à cet égard possible de se demander si, finalement, la publicité des avis rendus par le Conseil d’État sur les projets de loi constitutionnelle, bien qu’elle fournisse au juriste un nouveau matériau de recherche, ne contribue pas à tempérer l’audace dont on sait qu’il a pu faire preuve, en d’autres temps, face aux entreprises de l’Exécutif.
Benjamin Lecoq
Professeur à l’Université de Strasbourg et membre de l’Institut de recherche Carré de Malberg, Benjamin Lecoq consacre ses travaux à l’histoire constitutionnelle – notamment à la période de la Révolution française –, à la théorie constitutionnelle ainsi qu’aux relations entre l’État et les cultes. Il est l’auteur d’une thèse intitulée La naissance de l’autorité de la représentation nationale en droit constitutionnel français (1789-1794), parue aux éditions Dalloz (2021).
Pour citer cet article :
Benjamin Lecoq « L’office assumé par le Conseil d’État dans l’examen préalable des projets de loi constitutionnelle (2018-2024) », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/l'office-assume-par-le-conseil-d'etat-dans-l'examen-prealable-des-projets-de-loi-constitutionnelle-(2018-2024)-1991]